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lossales, enfin la population maussade, affairée, soucieuse, qui se coudoie et s’encombre parmi les camions et les charrettes, ont la laideur négligée d’un bazar en plein vent. Broadway, Wall-street et toute la basse ville sont chaque jour, pendant dix heures, le rendez-vous universel. Ni les boulevards ni le Strand ne peuvent donner l’idée du mouvement tumultueux qui y règne. On n’y voit que bannières flottantes, enseignes monstrueuses, oripeaux flamboyans. La réclame manque de place et déborde jusque dans la rue, sur le rebord des trottoirs, entre le ruisseau et les pieds des passans. Tantôt ce mot sinistre : blood ! écrit en lettres rouges, tantôt une majestueuse rangée d’affiches toutes pareilles : on demande dix mille volontaires, avec le détail des primes offertes et des boissons promises, ou bien encore un large drapeau où se déploie en couleurs brillantes l’image d’une bataille fantastique. Le plumet et la grosse caisse sont l’attirail indispensable de cette grande foire de village.

Je rentre dans le quartier que j’habite ; j’y trouve un autre aspect de la grande ville. Là, tout près de Broadway, la foule s’éclaircit, les bruits s’éteignent. Les allées silencieuses sont ombragées d’arbres touffus. Souvent un frêne, un catalpa dans une cour voisine se penche par-dessus la muraille, et envahit la rue, où pendent ses vertes guirlandes. Les maisons rouges, bâties de briques, s’entourent de grilles élégantes et d’escaliers de grès rouge, d’une couleur sévère. Pour la plupart sans ornemens et sans luxe inutile, elles ont pourtant un air d’aisance bien assise et de tranquille solidité. Derrière les hautes fenêtres, on aperçoit des enfans au regard curieux ; souvent le soir ils jouent sur le seuil. Alors les balcons s’ouvrent et se parent de fraîches toilettes. Enfin ce quartier respire le bien-être de la vie de famille. C’est là que ces hommes affairés, ces spéculateurs audacieux, ces travailleurs infatigables reviennent jouir de leur home paisible et de la richesse acquise dans le tourbillon de chaque jour. On parle de familles riches qui vivent au jour le jour dans les auberges et n’ont jamais connu le foyer domestique. Ce sont les parvenus, les bohèmes de la finance, qui mènent cette vie agitée et incertaine. Il y a pour les fortunes modiques un grand nombre de boarding-houses, de pensions bourgeoises où se rassemblent plusieurs familles ; mais tout homme riche et « respectable » veut avoir sa maison loin du quartier sale et bruyant des affairés. L’individualisme aventureux du spéculateur américain n’a pas encore étouffé chez lui ce goût du home qui est propre à la race anglaise…

Il se fait tard. Tout dort depuis longtemps, sauf le mugissement lugubre du chemin de fer et l’éternelle alarme d’incendie qui tinte