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dollars, et s’en va sans donner de reçu, sans autre garantie que sa parole. Il paie le lendemain ou la semaine suivante, quand ses fonds rentrent, et presque toujours exactement, car c’est une dette d’honneur qui passe avant les dettes légales. Appelez-la imprudence ou sécurité, cette confiance du créancier n’est pas moins surprenante que la ponctualité du débiteur.

Autre exemple, — ce sont les petits détails qui peignent les mœurs : — montez dans un omnibus. Vous entrez librement, nul ne vous surveille, nul ne vous fait rien payer. Il y a seulement une boîte carrée au fond de la voiture, où vous devez mettre le prix de la place, Je suis sûr qu’il n’y a pas d’exemple, je ne dis pas d’une soustraction frauduleuse, mais encore d’un paiement irrégulier. C’est qu’à défaut d’un surveillant titré, l’œil du public est là qui veille. Mettez le public en tutelle, faites étalage d’autorité, et la règle devient une ennemie qu’on a l’envie d’enfreindre ; mais l’opinion libre est la meilleure des polices : elle veille à l’honnêteté des petites transactions quotidiennes, elle impose le respect des femmes, elle leur fournit une protection toute-puissante.

Celles-ci ont, je l’avoue, des dehors qui bouleversent toutes nos idées du comme il faut, et qui peuvent exposer un étranger à bien des méprises ; mais, quoi qu’on en dise, je ne les ai point encore vues s’asseoir en omnibus sur les genoux des hommes ; les hommes, en revanche, se lèvent pour leur faire place. Ainsi le veut une habitude qui est devenue presque une loi. Dans cette ville corrompue comme toutes les grandes capitales, la femme la plus isolée jouit d’une parfaite sécurité. L’opinion, appuyée de la coutume, punit d’une flétrissure certaine quiconque oserait la braver.

On dit qu’en Amérique les femmes sont de beaucoup supérieures aux hommes, et cela se comprend. L’homme vit à son bureau ou à son chantier, occupé de soins vulgaires dont il rapporte toujours quelque chose chez lui. Partagé, entre un labeur positif et la jouissance de son bien-être, il n’a ni le loisir, ni même l’envie de cultiver beaucoup son esprit. La femme, au contraire, a des loisirs : elle a lu, elle a pensé, ou du moins elle veut qu’on le croie. Si à la somme assez modique de son savoir il se joignait parfois un peu de pédanterie, il ne faudrait pas s’en étonner. Fille, elle s’adonne à l’enseignement, qui est devenu son domaine ; femme, elle est l’ornement et le bel esprit de la maison. Elle est seule, dans ce monde mercantile, à conserver le goût et le dépôt des idées ; il est tout simple qu’elle le fasse sentir.

Chez les Indiens, la femme était l’esclave et la bête de somme : l’homme faisait la guerre et fumait sa pipe. Les rôles sont renversés aujourd’hui, et s’il fallait mesurer à l’indépendance des femmes le