Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 58.djvu/91

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

compter sur son crédit ; il me transmit pourtant au bout de quelques jours une nouvelle peu favorable : Lambruschini avait répondu négativement, en ajoutant que ce refus venait du saint-père. M. le comte de Latour-Maubourg reçut bientôt la même réponse.

« Tout cela s’était passé dans les premières semaines de mon séjour à Rome. Pendant ce temps-là, j’allais tous les jours au Vatican. Les deux custodes, le prélat Laureani et monsignor Molza, m’avaient accueilli avec toute la bienveillance imaginable sur les recommandations qu’ils avaient reçues de plusieurs côtés ; ils poussèrent l’obligeance jusqu’à me montrer cette précieuse Bible manuscrite, ce joyau tant désiré, sans, me permettre, il est vrai, d’en jouir autrement que par la vue extérieure. Ils ne tardèrent pas à recevoir de Lambruschini l’ordre formel de me communiquer tous les manuscrits du Vatican, à l’exception du manuscrit de la Bible ; or Lambruschini n’était pas seulement ministre d’état, il était aussi chef officiel ou bibliothécaire du Vatican.

« Quelques semaines après, j’obtins une audience de Grégoire XVI. Lorsque Lambruschini m’annonça que je serais reçu par le saint-père, il y mit la condition expresse, condition notifiée aussi au chargé d’affaires saxon, que nous ne parlerions pas du manuscrit de la Bible. Après avoir, selon l’étiquette de la cour romaine, déposé dans l’antichambre nos chapeaux et nos gants, et M. Platner son épée, nous fûmes introduits dans la chambre particulière de sa sainteté. Le pape nous reçut debout, et resta debout pendant toute la visite, qui ne dura pas moins de trois quarts d’heure. Je lui adressai la parole en latin en me conformant de mon mieux à la prononciation italienne ; il m’interrompit et m’obligea de lui parler italien à l’exemple d’un prélat russe qu’on lui avait présenté récemment, disait-il, et qui avait voulu aussi se servir de la langue latine. Je lui remis la lettre de l’archevêque Affre ; il la lut à haute voix. Je lui offris ensuite mon édition du Nouveau Testament d’après le texte de la Vulgate en lui faisant remarquer le but de mon travail, qui était de faciliter aux théologiens catholiques de France et d’Italie l’étude directe du texte primitif des apôtres. Là-dessus, il me demanda si je connaissais un ouvrage, — de Bonaventure de Magdalono, je crois, — pour la défense de la Bible latine. Je lui répondis que moi aussi je préférais la traduction latine de saint Jérôme au texte grec publié par Robert Etienne, mais qu’il s’agissait maintenant de demander aux témoins grecs les plus anciens les expressions mêmes employées par les apôtres, et qu’un texte grec comme celui-là était au-dessus de toutes les traductions. Le pape me demanda si, en me proposant une pareille tâche, je ne craignais pas d’être contredit par les théologiens, et me rappela l’exemple de saint Jérôme. Comme il cherchait dans sa mémoire les paroles de ce dernier, je lui fis observer qu’elles étaient citées dans la préface même de mon livre ; il les y trouva aussitôt et les lut à haute voix : Quis doctus pariter vel indoctus, cum in manus volumen assumpserit et a saliva quam semel imbibit viderit discrepare quod lectical, non statim erumpat in vocem, me falsarium, me clamitans esse sacrilegum, qui aliquid audeam in veteribus libris addere, mulare, corrigere ? Cette expression, la salive avalée une fois, le divertit si fort qu’il essaya, en feuilletant le livre,