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propriété selon le droit romain. Il la donne comme son œuvre, puisqu’elle est celle de la montagne. Qui ne voit par là que Robespierre ne conduit pas à Babeuf, qu’il y a entre eux un manque de continuité, qu’on a eu tort de les identifier souvent dans le même jugement ? S’ils s’étaient rencontrés, ils auraient été ennemis. Ne confondons pas les types historiques, pas plus que les naturalistes ne confondent les espèces. Laissons la convention ce qu’elle est, n’en faisons pas un babouvisme héroïque.

Je veux chercher ce qui a donné à Robespierre et à Saint-Just une si grande autorité dans la tempête, et en quoi ils diffèrent des autres hommes de la révolution. Je crois pouvoir le dire. Les démagogues de l’antiquité ont toujours présenté au peuple une proie à saisir ; ils ont éveillé en lui l’instinct des jouissances, ils ont excité les appétits. Toute leur imagination se tournait de ce côté ; au fond de leur politique était un matérialisme insatiable : ils offraient à leurs partisans le monde à dévorer.

Tout au contraire Robespierre et Saint-Just ! Qui vit jamais de plus austères hommes de proie ? Et que l’on se trompe, si l’on croit qu’ils s’entendaient à créer un nouveau monde de jouissances ! Qui voudrait aujourd’hui se contenter du brouet noir de Saint-Just ? Que cet idéal lacédémonien cadre mal avec les désirs matériels qui se sont éveillés dans les hommes ! A cet égard, Saint-Just rentre dans le monde de Lycurgue, il tourne le dos à la société nouvelle : il éteint les désirs bien plus qu’il ne les éveille. Le dernier terme de félicité qu’il accorde est la volupté d’une cabane : « allons bercer nos enfans au bord des fleuves. » D’ailleurs, ni industrie, ni manufactures, ni commerce : une charrue et la frugalité, rien de plus. Au milieu de cette pastorale, parmi les toits de chaume, brille au loin sous les fleurs la hache du bourreau, qui décrète la vertu. Sous cette églogue terrible, la menace est partout : visions de tombeaux, urnes funéraires, cercueils, cimetières. Le songe de cette bucolique s’accomplit au pied de l’échafaud ; la mort hâtive, trafique, jette son ombre sur les félicités de la chaumière.

Qui a jamais appelé les hommes au bonheur par cette voie ? Qui a mêlé tant de paroles sinistres, d’avertissemens funèbres aux moindres promesses de satisfaction matérielle ? C’est la première fois que la démocratie a parlé la langue du stoïcisme, et je pense que c’est là ce qui explique le mieux la puissance exercée par ce jeune homme de vingt-six ans et par Robespierre. Tous deux parlaient au peuple de ses intérêts au nom de l’abnégation et de la vertu, ce qui faisait que chacun embrassait sa propre félicité et sa cause particulière comme une religion. L’homme du peuple était ainsi enveloppé de tous-côtés ; il était attiré vers le bien-être par une nécessité naturelle. Ce but se trouvait en même temps associé à ce