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laissant en paix cette âme dont il respecte l’individualité jusque dans les ombres mêmes de la mort.

La religion protestante se mêle, dans les campagnes de la vieille Angleterre, à d’autres scènes plus agréables : je veux surtout parler de la fête de la moisson, harvest home. Tous les ans, on se réunit ce jour-là dans l’église, vers onze heures du matin, pour célébrer un service d’actions de grâces. Les laboureurs, précédés d’une bande de musiciens, se rendent ensuite vers une tente dressée au milieu des champs dans une situation favorable, et d’où la vue s’étend vers un large horizon. La campagne anglaise conserve assez souvent au mois d’août l’éclat de la fraîcheur ; on dirait une robuste fille qui a eu la beauté du diable et qui en garde des restes. Moins remarquable en général par les grands traits du paysage que par l’abondance et la riche variété des détails, moins frappante que jolie, elle ne laisse point que d’inspirer aux paysans une sorte d’orgueil. Après tout, ne sont-ce point eux qui l’ont faite ainsi ? La pioche, la bêche, la charrue, ont ici modifié toute la nature, adouci les pentes des coteaux et changé la terre en un jardin. Ce rideau d’arbres où courent les frissons du vent dans les branches, c’est la main de l’homme qui l’a planté pour abriter des cultures. Dans la tente ornée de guirlandes et où figure avec honneur une grosse gerbe blonde, fruit de la dernière moisson, un banquet rustique a été préparé par les fermiers et les propriétaires du voisinage. Ce n’est point, on le pense bien, l’appétit qui manque, car les laboureurs anglais, forts et vaillans enfans de la terre, ont conservé à plus d’un égard les mœurs des temps homériques. La table est ordinairement présidée par le recteur, qui, debout, récite les grâces. « Que Dieu, s’écrie-t-il, soit loué pour toutes ces choses à notre usage ! » Le protestantisme anglais n’est point une religion de jeûnes ni d’austérités ; au lieu de s’abstenir des biens de la terre, il aime mieux bénir la main qui les envoie. Les convives, au nombre de quatre ou cinq cents, ne se sont point encore assis que déjà le recteur a plongé un formidable couteau dans un monstrueux quartier de bœuf. Les plats de viande se succèdent si nombreux et si pesans, que toute autre table moins solidement construite gémirait et s’écroulerait sous le fardeau. La bonne chère et les joyeux propos disposent aisément les cœurs à la reconnaissance ; aussi parle-t-on avec effusion des qualités de la récolte et de la Providence, qui l’a fait mûrir. Quand on a fini d’attaquer les viandes, — et les laboureurs n’y vont point de main morte, — on attend un moment pour le second service. Une troupe de ladies, au nombre d’environ soixante, précédées par la même bande de musiciens qui accompagnait naguère la sortie de l’église, entrent par les deux ouvertures de la tente et s’avancent le long des tables en une seule file, chacune d’entre