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humaines. Où est la lutte dans la pièce des Deux Sœurs ? où est la peinture des caractères ? Comment Mme de Puybrun a-t-elle succombé ? Quelle est la fascination exercée par M. de Beaulieu ? À ces questions, comme à bien d’autres, la pièce ne donne que les réponses les plus niaises. Aucun lien, aucun enchaînement, aucune cohésion ; pas la moindre trace de ces méditations morales qui, suivant la belle expression de Rivarol, font que l’esprit suit l’esprit dans sa route invisible. Pour remplir ces lacunes énormes, l’auteur a recours à de froides dissertations entre les deux sœurs, l’une qui reste attachée par devoir à un vieux mari qu’elle n’aime pas, l’autre qui, mariée à un jeune gentilhomme ardemment épris et jaloux, est décidée à se perdre. L’une végète, l’autre veut vivre, et voilà tout le drame expliqué. Je ne parle pas de deux personnages épisodiques chargés d’égayer la scène : le comique faux et forcé, le comique à la glace a-t-il jamais inspiré de plus tristes figures ? Ici, une Parisienne de Grammont-street qui, dans sa fureur d’anglomanie, ne parle ni le français ni l’anglais, aimant mieux répéter le jargon banal inventé précisément pour ridiculiser les gens dont elle raffole ; là, un habitant d’Aurillac qui répète à tout propos les articles des Guides-Joanne ou du dictionnaire Bouillet. Pourquoi ces froides facéties ? On le cherche en vain. Pur remplissage qui accuse les vides de l’œuvre, au lieu de les déguiser. Il n’y a qu’une scène vraie dans ces trois actes, et encore n’est-elle pas émouvante, faute d’être préparée ; c’est la scène où le duc de Beaulieu, mis en demeure de briser sa carrière pour s’enfuir avec la femme qu’il a séduite, oppose aux emportemens de la passion la sagesse polie du diplomate. A la bonne heure ! voilà une scène vivante ; d’où vient donc qu’elle touche si peu ? C’est que nous ne connaissons ni Mme de Puybrun ni le duc de Beaulieu, c’est que la passion de la femme, à en juger par le peu qu’on en voit, est aussi vulgaire, aussi sensuelle que l’amour du séducteur est frivole et banal. Quant à la scène du double meurtre, elle est plus ridicule que terrible. Faut-il résumer par une formule l’impression que cette tentative singulière laisse à tout spectateur impartial ? Je donnerai celle-ci, que j’ai recueillie chez plus d’un juge « c’est un mélange de violence et de platitude. J’aurais désiré une sentence plus courtoise, certainement je n’en trouverais pas de plus juste.

Si l’auteur des Deux Sœurs, avec l’activité qui le possède, veut poursuivre ces tentatives avortées, il fera bien d’étudier les conditions dis l’art. Le génie seul, et le génie fécondé par l’étude antérieure, peut improviser pour la scène. Il est vrai que l’écrivain dont nous parlons s’attribue précisément ce don privilégié qu’on appelle génie. Il ne dit pas seulement dans la confession que nous citions tout à l’heure : « Il me manque l’art ; » il ajoute « et le temps de l’acquérir » Or le génie ne s’acquiert point, et le temps ne fait rien à l’affaire. C’est donc le métier qu’il a voulu dire quand il a parlé de ce qui lui manque, et l’idée qu’il se vante d’avoir, c’est le génie, le génie qui peut appeler le métier à son aide sous la forme d’un