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démenti. Tandis que les honnêtes gens de tout temps et de tout pays sont les plus empressés à reconnaître qu’il n’y a qu’une morale, les hommes religieux sont à toute époque et en toute contrée les moins disposés à subordonner les religions particulières à la religion naturelle, Ils sont, chacun dans son sens, les gardiens les plus jaloux, les plus obstinés de la diversité des cultes. Ceux-ci ne sont point unanimement regardés comme des fragmens, comme des débris plus ou moins altérés ou des rudimens plus ou moins développés d’une vérité universelle à laquelle arriverait lentement et péniblement l’humanité. Toutes les religions se donnent pour être chacune exclusivement la vérité, et au lieu de se soutenir entre elles comme les parties d’un même tout, comme les applications d’une même pensée, elles se nient réciproquement, et le monde, à l’exception de quelques philosophes rénitens, a donc tout lieu de croire qu’il n’y a qu’une morale qu’il y a plusieurs religions.

Cette différence, quoique l’expérience nous l’ait rendue familière, ne laisse pas d’être assez extraordinaire. Si la religion et la morale, comme il n’est guère permis d’en douter, reposent chacune sur une idée éternelle, si, pour parler un langage plus simple et plus populaire, elles émanent l’une et l’autre d’un même Dieu qu’elles supposent également, d’où peut venir, pour ceux-là surtout qui aiment à retrouver la main divine dans la disposition des choses humaines, d’où peut venir cette différence de dispensation en ce qui touche l’établissement de la morale et celui de la religion sur la terre ? Pourquoi l’une et l’autre n’ont-elles pas été également révélées ou révélées de la même manière ? Pourquoi aussi ne seraient-elles point de ces vérités primitives auxquelles la raison humaine, divinement et imparfaitement initiée, remonte de plus en plus lentement, laborieusement, tantôt secondée, tantôt contrariée par les accidens de la vie sociale, conformément à ce qui parait être la marche générale de la raison vers la vérité ? Comment surtout dans l’hypothèse d’une religion positive, c’est-à-dire surnaturellement établie (et cette hypothèse est celle où se sont placées toutes les sociétés de la terre), comment s’expliquer qu’en ce qui la concerne pour ainsi dire directement, la Providence ait permis des révélations contradictoires, soit toutes également mensongères sans exception, soit plutôt toutes-mensongères, contre une seule divine et véritable ?

Mais ce sont là des questions qui passent l’esprit humain, comme toutes celles qu’on pourrait élever sur l’ordre de la Providence tel que le conçoit une piété peut-être trop littérale. D’ailleurs osât-on se risquer à dire avec une certaine philosophie que les religions ne sont que des traditions mêlées diversement de vérité et d’erreur, très inégales entre elles, mais dont les pires ne sont pas absolu-