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encore, et fort heureusement, cet usage tout moderne de modeler une statue ou un groupe sans destination fixe, d’en agencer les lignes ou d’en proportionner les reliefs conformément aux effets donnés par l’atelier, au risque de voir, après l’achèvement, le tout dénaturé, vicié, contredit, par les hasards d’une place de rencontre ou par les injures d’un faux-jour. La bizarrerie même de certaines formes assignées quelquefois, par l’architecture au champ sur lequel le ciseau devait opérer excitait l’esprit d’invention bien plutôt qu’elle n’en contrariait les hardiesses, car, — j’en appelle sur ce point à l’expérience de tous les artistes, — une surface régulièrement circonscrite offre souvent, à l’imagination des secours moins utiles pour l’ordonnance d’une scène que tel autre espace plus étroit, plus capricieusement limité, plus propre par cela même à suggérer des combinaisons imprévues. Il y aura dans les contours inusités de ce champ, dans l’obligation de subordonner les lignes pittoresques tantôt aux vides qu’ils laissent, tantôt aux saillies intérieures qu’ils dessinent, une occasion de calculs facilement ingénieux et comme un préservatif contre toute tentation de composition banale. Les figures, par exemple, des quatre Évangiles et des Docteurs de l’église sur la première des deux portes que Ghiberti a faites pour le Baptistère de Florence ne doivent-elles pas en partie l’originalité de leurs attitudes et de leur aspect aux formes étranges du cadre qui entoure chacune d’elles, aux demi-cercles et aux angles aigus dont elles : épousent ou contre-balancent tour à tour les développemens ?

D’où vient pourtant qu’après avoir ainsi fait ses preuves de clairvoyance et de goût, le maître se soit laissé aller à se démentir lui-même ? Comment à côté de ces évangélistes et de ces docteurs si judicieusement conçus, si sobrement modelés, des œuvres sorties, de la même main affichent-elles, dans la composition et dans l’exécution des caractères tout opposés ? Avant d’être sculpteur, c’est-à-dire avant d’obtenir, à l’âge de vingt-trois ans et à la suite d’un concours dont les circonstances ont été bien souvent rapportées[1], le grand travail qui devait immortaliser son nom, Ghiberti avait

  1. Il suffira de rappeler que les compétiteurs de Ghiberti étaient au nombre de cinq, parmi lesquels un seul, Filippo Brunelleschi, le futur architecte du Dôme de Florence, paraissait aux yeux des juges avoir envoyé un morceau d’essai digne de disputer le prix à l’œuvre de Ghiberti sur le même sujet. L’hésitation durait depuis quelque temps, lorsque Brunelleschi lui-même se mit à plaider avec tant de chaleur la cause de son rival, qu’il finit par triompher de la faveur accordée à son propre travail et par obtenir la sentence qui le condamnait. On aurait bien mauvaise grâce à essayer de diminuer le mérite d’un mouvement aussi généreux ; mais il est vrai de dire que cet acte de désintéressement semble n’avoir été qu’un acte de la plus simple justice, lorsqu’on jette les yeux aujourd’hui sur ces deux morceaux de concours représentant le Sacrifice d’Isaac et conservés l’un et l’autre au. musée des Offices.