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Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 59.djvu/776

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forme plaisante, par exemple quand un beau matin les pigeons de Saint-Marc s’envolent en déployant devant les Autrichiens scandalisés des ailes tricolores. Les Vénitiens trouvent aussi d’ingénieux moyens de célébrer les fêtes nationales de l’Italie, celles par exemple du roi Victor-Emmanuel, du statut italien, la commémoration des victoires de Magenta ou de Solferino. Tantôt ce sont des feux d’artifice aux trois couleurs qui s’élancent de côté et d’autre pendant la soirée, tantôt ce sont des affiches collées à une certaine hauteur le long des murs, qui se font voir aux lueurs de l’aurore, et par lesquelles les Vénitiens saluent leur roi Victor-Emmanuel et lui présentent leurs hommages, ou envoient à leurs frères italiens leurs félicitations. Aussitôt tous les agens de la police autrichienne se mettent en campagne : ils apportent des échelles, des seaux d’eau, de longs bâtons ; ils courent, ils grimpent, ils suent, ils font une guerre acharnée aux affiches ; partout ils les attaquent, partout ils les détruisent, et, grâce à d’héroïques efforts, ils battent l’ennemi à plates coutures et remportent une victoire complète sur toute la ligne.

Le caractère vénitien est naturellement ouvert et facile. Au café, au bal, dans les rendez-vous publics, l’étranger entrait autrefois sans difficulté en relation avec les gens du pays ; maintenant tout est changé : les Vénitiens regardent avec méfiance celui qu’ils ne connaissent pas. Cela n’est pas étonnant, car les espions se trouvent partout et exercent leur métier sous mille déguisemens. Avant 1859, ils couvraient l’Italie entière, le Piémont excepté ; aujourd’hui il ne leur reste que la malheureuse Vénétie, et ils s’y abattent en foule. Aussi est-il très difficile d’étudier sur place l’état de Venise. Les autorités sont toujours sur le qui-vive, et l’étranger qui y ferait des recherches et fréquenterait la société vénitienne, ou du moins l’ombre qui en reste, n’y séjournerait pas longtemps.

Je ne puis mieux caractériser cette situation qu’en disant qu’elle ressemble trait pour trait à celle de Milan avant 1859 : même tyrannie et même haine, mêmes soupçons d’une part et même irritation de l’autre, même séparation absolue, en tout temps et en tout lieu, entre les Autrichiens et les Vénitiens, entre les oppresseurs et les opprimés. Combien de fois j’ai entendu ces paroles du voyageur nouvellement arrivé de Venise : « Comme ils sont beaux, les monumens vénitiens, mais quelle ville mortel comme il est triste d’y vivre ! » Ce cri s’échappe naturellement de la bouche de quiconque vient de contempler tant d’admirables souvenirs des arts au milieu d’une cité qui souffre la peine inconsolable de la servitude ; mais oublions notre propre douleur et ne disons plus ce qu’est Venise qu’en empruntant le langage des faits et des