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papier des hausses momentanées qui jusqu’à présent cédaient toujours devant la continuelle et extravagante émission par laquelle M. Chase faisait face aux dépenses. Aujourd’hui les greenbacks n’ont pas plus qu’autrefois de garantie positive et de certitude de remboursement ; mais il suffit d’une victoire, d’une espérance, de l’intention annoncée par M. Fessenden de briser la planche aux assignats, pour qu’immédiatement la confiance renaisse.

Chez nous, le commerçant est un homme prudent qui ne s’engage qu’à bon escient, pèse et repèse les denrées, compte et recompte son or, le garde dans sa bourse, et s’enrichit par l’économie. Il ne se contente pas d’une demi-promesse, et toute valeur sans garantie tombe vite à néant. Tout autre est l’Américain. Sa fortune roule toujours ; il n’en laisse pas une parcelle oisive, et la risque tout entière incessamment. Les valeurs qui passent dans ses mains n’y séjournent guère ; il en use comme d’un moyen d’échanges, et se soucie peu du reste, si elles ont cours sur le marché. Il vit au jour le jour ; il est comme un créancier pressé d’argent, qui accepterait de son débiteur de la fausse monnaie, comptant la repasser lui-même à ses créanciers, ou bien comme un navigateur impatient qui s’embarque sur un navire avarié : peu lui importe, pourvu qu’il fasse la traversée. Il n’y a pas de perte si lourde qu’il redoute plus qu’un jour de retard ou d’inaction.

Aussi l’Amérique est le pays des chimères. Elle adopte les yeux fermés les théories financières les plus extravagantes, et le succès lui donne raison. Elle accomplit par enchantement les tours de force les plus téméraires. Dans ce pays où la richesse sort pour ainsi dire de terre tout armée, le sol s’affermit sous les pieds de ceux qui s’aventurent au-delà des chemins battus. Les capitaux qui n’existent pas sont dévorés d’avance par les mille entreprises d’une industrie hasardeuse, mais confiante dans le succès. Pour aller plus vite, on gagne à représenter par un crédit fictif la valeur qui n’est pas encore créée : c’est une manière d’emprunter à gros intérêts. C’est même à cet esprit d’aventure et de spéculation intrépide que les Américains doivent en partie leur rapide et merveilleuse prospérité. Ils parlent du go a head comme de leur plus grande vertu nationale. Sans doute il serait insensé de vouloir en faire un système applicable à des sociétés anciennes, à ce que sera l’Amérique elle-même le jour où la charrue aura partout remplacé la hache, et où le coup de baguette du spéculateur ne fera plus rien jaillir du désert épuisé. Rien de si funeste que la théorie qui prétend développer une richesse sans limite avec des emprunts et des crédits illimités. L’heure viendra donc où les États-Unis ne pourront plus supporter ces onéreuses hypothèques sur l’avenir qui sont