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Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 60.djvu/1001

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sent la race des félins ; mais assurément ses traits n’offraient rien de cruel ni de provocant. Elle paraissait effrayée, voilà tout. Sous le châle qui l’enveloppait de la tête aux pieds, elle n’avait que le léger canezou et le sayon rayé que portent sous leur climat brûlant les femmes de Manille ; mais à son cou brillait une petite croix d’or suspendue à un collier de perles.

— Mesdames, reprit M. de Rogariou, vous êtes venues, si j’ai bien compris, pour voir ce vieux logis d’architecture gothique et peut-être aussi les curiosités qu’il renferme ?… Je vous remercie, je suis fort honoré de votre visite.

— Nous sommes assez proches voisins, répliqua Mme Legoyen, et je vous assure que vous seriez parfaitement accueilli, ainsi que mademoiselle votre nièce, si vous consentiez à nous venir voir.

M. de Rogariou s’inclina.

— Comptez-vous vous fixer dans ce pays-ci ? ajouta ma cousine.

— Madame, répondit M. de Rogariou, je vais satisfaire tout de suite aux questions que vous m’adressez et à celles que vous… ne me faites pas. Ma présence dans ce château et la vie très retirée que nous y menons, ma nièce et moi, ont produit en ce pays une certaine sensation. Et pourtant je ne suis point un étranger. Nos ancêtres, — l’antiquité de ce manoir prouve que nous remontons un peu loin, — possédaient ici de grands biens : la terre de La Ribaudaie en est sortie tout entière. La révolution ayant considérablement diminué notre fortune, mon frère et moi nous passâmes, très jeunes encore, en Amérique, et de là dans l’Océanie. Après bien des aventures, nous nous fixâmes à Manille, où nous avons fini par acquérir des plantations d’une certaine étendue. La plus tendre amitié nous unissait ; mon frère, je vous l’ai dit, madame, est mort sur la terre lointaine, confiant à mes soins cette chère enfant, qui n’a plus que moi pour appui, car sa mère a perdu la vie en lui donnant le jour. Rappelé en France pour quelques affaires, j’ai dû y amener avec moi ma nièce, que je ne pouvais laisser seule ; j’étais bien aise aussi qu’elle vît de ses yeux le pays où ses ancêtres ont vécu… Ne connaissant plus personne ici, devais-je frapper aux portes voisines et faire des visites qu’un retour probable dans notre île nous eût forcés d’interrompre au bout de quelques mois peut-être ?…

— Et votre château, demanda Mme Legoyen, que deviendra-t-il, si vous repartez ?

— Mon château, madame, il restera debout comme un souvenir du passé au milieu du monde présent, qui se transforme ; il restera fermé jusqu’à l’époque de notre retour en France, si jamais nous y revenons. Mais la collation est servie, et je vous prie de me faire