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ment dignes de ce nom que la France avait comptés jusqu’à nos jours. Quelques mémoires écrits par des hommes tels que Commines et le cardinal de Retz, qui avaient pris une part importante aux affaires et aux troubles civils, la grande histoire du président de Thou, composée au sortir des déchiremens de la ligue et sous un prince aussi tolérant, aussi libéral, aussi éclairé que le temps le comportait, c’était là, à peu de chose près, sauf une grande exception que j’indiquerai tout à l’heure, tout ce que nous possédions dans ce genre de solide et de sérieux. Je ne parle pas du grand ouvrage de Bossuet sur les Variations de l’église protestante, qui est surtout et presque exclusivement un chef-d’œuvre de polémique, ni de son Histoire universelle, ni des Considérations de Montesquieu sur la Grandeur et la Décadence des Romains, que l’on doit plutôt ranger parmi les traités de philosophie politique que parmi les histoires proprement dites. Ce qui frappe surtout dans la plupart des écrits historiques publiés à la fin du XVIIe siècle et pendant le XVIIIe, c’est l’absence d’idées originales, de connaissance des hommes et des affaires. On sent, en les lisant, qu’il s’était établi une séparation complète entre la nation et son gouvernement, et que quiconque n’avait pas une participation officielle à l’administration publique, à la direction des affaires, était condamné à les ignorer complètement. Les auteurs de ces ouvrages, sans bien s’en rendre compte peut-être, partageaient l’humanité en deux classes absolument distinctes, les citoyens des antiques républiques, qu’ils douaient d’un patriotisme sans bornes, d’un courage, d’un désintéressement et aussi de talens prodigieux qui les rendaient dignes et capables de la liberté, et les sujets des monarchies modernes, qu’ils croyaient apparemment nés pour la servitude, et à qui ils faisaient un honneur, une vertu de s’y dévouer au besoin avec un héroïsme chevaleresque. À ces deux classes d’hommes si différentes, ils appliquaient des règles morales également diverses. Tel qui admirait les actes par lesquels les deux Brutus se sont immortalisés chez les Romains eût condamné comme un factieux, un criminel de lèse-majesté, quiconque en France et en Espagne aurait tenté de contenir les excès de l’autorité royale, et il fallut bien du temps, il fallut l’exemple de l’affranchissement des États-Unis pour faire naître ou du moins pour propager l’idée que les exemples de l’antique liberté pourraient trouver des imitateurs chez les modernes. Il est vrai qu’alors, comme l’esprit français va toujours d’un extrême à l’autre, on se prit à penser que ce que naguère on réputait impossible était la chose la plus facile du monde.

Ai-je besoin de dire que je ne comprends pas Voltaire dans le jugement que je viens de porter sur nos historiens du dernier siècle ?