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Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 60.djvu/1033

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n’oseraient pas ou ne voudraient pas le nier ! Combien peu de gens en conçoivent toute la portée ! Combien d’écrivains, sous prétexte de servir une certaine vérité générale qu’ils arrangent à leur façon, se permettent de falsifier les vérités de détail dont l’ensemble est pourtant la seule base de la vérité générale bien entendue ! C’est une chose étrange que l’infiniment petit nombre des hommes, même parmi les plus sensés, les plus désintéressés, je ne dis pas qui pratiquent, mais qui comprennent le respect complet, absolu de la vérité, qui s’en rendent un compte bien exact. Pour beaucoup d’entre eux, la vérité est un moyen fort respectable, une bonne et louable habileté plutôt qu’une obligation morale existante par elle-même : le mensonge leur fait sans doute horreur lorsqu’il se traduit en pratique par une calomnie ou par un manque de foi ; mais dans le domaine de l’intelligence, lorsqu’il a pour but de servir une cause que l’on croit bonne, les plus sévères y voient à peine une faute très vénielle.

Il est des écrivains qui semblent avoir compris l’histoire comme on pourrait concevoir le roman historique. S’emparant de faits et de personnages dont le caractère général leur paraît rentrer dans le point de vue qu’il leur convient de mettre en relief, ils ne se font aucun scrupule de les y accommoder par des procédés souvent fort étranges. Ils donnent aux caractères de ces personnages une consistance logique, une perfection en bien ou en mal qui n’est pas dans la nature. Ils font marcher les événemens dans un ordre régulier et constamment progressif, comme ceux d’un drame, c’est-à-dire de la manière la plus contraire à la réalité telle que l’expérience nous la montre. On dirait, à lire ces historiens systématiques, qu’à telle époque les hommes n’avaient qu’une seule pensée, qu’un seul but, qu’ils l’apercevaient clairement, que tout s’y rapportait. Rien en général n’est moins exact que cette manière de présenter les choses. Il suffit d’avoir observé avec quelque attention le cours des événemens pour reconnaître combien l’esprit humain est ondoyant, comme dit Montaigne, même au milieu de ses préoccupations les plus ardentes et en apparence les plus exclusives, combien de fois il semble se décourager et perdre toute espérance au moment même où il va accomplir quelque progrès décisif. La peinture de ces contradictions, de ces hésitations, est, il est vrai, une œuvre laborieuse, difficile, ingrate, qui exige de longs développemens, qu’il est par conséquent malaisé de rendre supportable à l’impatience frivole de la masse des lecteurs, toujours pressés d’arriver au but. Il est bien autrement facile de les intéresser en leur montrant, comme dans les tragédies, les événemens marchant sans cesse vers ce but, et des personnages tout d’une pièce formant dès le premier moment, par une sorte de divina