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que vous serez effarouché par ses bizarreries ; lisez-le au contraire d’ensemble et en une seule fois, les excentricités qui vous avaient arrêté vous paraîtront presque naturelles, vous vous y habituerez au point de ne plus les remarquer autrement que pour vous en divertir ; ses calembours poétiques et ses plaisanteries excessives vont se fondre dans une harmonie générale, et toutes les parties se prêter une mutuelle lumière et un mutuel appui. Je vous ai exposé la série des objections que la critique peut adresser à M. Hugo ; je vais avec la même impartialité vous exposer les réponses que le prévoyant poète a eu l’art insigne de présenter dans son livre même tout simplement par une heureuse distribution de ses matières.

Et d’abord il a prévu l’étonnement que causerait le choix d’un tel ordre de sentimens, et il a commencé par encadrer son livre entre un prologue et un épilogue qui sont destinés à désarmer les mauvaises dispositions du lecteur. Rien de plus ingénieux et de plus original que ce plaidoyer de l’auteur sous forme allégorique, pro libro suo, où l’hippogriffe ailé qui sert de monture au poète joue le rôle principal. Il ne faut pas chercher dans le Pégase qui nous est présenté dans ce prologue intitulé le Cheval le Pégase traditionnel de l’antique poésie et de l’ancien art classique français, l’hippogriffe aux belles proportions grecques ; non, c’est un Pégase monstrueux, aux proportions énormes, et qui, mieux que les chevaux merveilleux dont nous parlent Arioste et Torquato, semble né, sur les plaines nues de la Scythie, de la rencontre du vent furieux des steppes et d’une jument sauvage. C’est un Pégase tragique, dont les ailes puissantes se plaisent à planer au milieu des tempêtes et au-dessus des rocs foudroyés, indomptable, rebelle au joug et au collier, n’admettant sur son dos que des cavaliers à l’humeur altière comme lui-même et les emportant effarés dans son vol vertigineux, qu’il ne leur permet ni de diriger ni de modérer. Le monstre est décrit en vers bizarrement beaux où les épithètes énormes, chéries de M. Victor Hugo, trouvent leur place légitime et cessent de paraître choquantes.

Tout génie élevant sa coupe,
Dressant sa torche au fond des cieux,
Superbe, a passé sur la croupe
De ce monstre mystérieux.
Il traverse l’Apocalypse ?
Pâle, il a la mort sur son dos.
Sa grande aile brumeuse éclipse
La lune devant Tenedos.
Le cri d’Amos, l’humeur d’Achille
Gonfle sa narine et lui sied.