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de ses doctrines traditionnelles ; elle souffre ce qu’elle ne peut empêcher, et, sans aimer les nouveautés, elle traite avec elles, au risque de laisser quelquefois ses aventureux conseillers, comme des sentinelles perdues, continuer le combat contre un ennemi avec lequel elle a déjà fait amitié. M. Keller n’est pas de ceux qui admettent les transactions, et il n’y va pas de main légère. Pour lui, le monde roule dans la corruption et la décadence depuis 1789, depuis qu’il s’est livré à l’avilissante fascination des idées modernes ; il faut qu’il revienne en arrière, qu’il se repente, qu’il frappe d’un éclatant désaveu les principes de 1789 et tout ce qui en est sorti ; il faut qu’il reconnaisse que tout ce qu’il a cru et pensé depuis quatre-vingts ans n’est qu’illusion. — Plus d’illusion, plus de pseudo-catholicisme libéral, plus de vains ménagemens pour les infatuations de l’esprit moderne ! Et ainsi toujours, après bien d’autres, M. Keller en revient à ces théories d’un catholicisme absolu qui n’ont rien de nouveau, qu’il ne rajeunit pas et qui restent ce qu’elles sont, un excès d’imagination se substituant à une véritable conception religieuse.

Tout ou rien, c’est bientôt dit, et en réalité à quoi cela peut-il conduire ? Qui donc peut se laisser prendre à ces semblans d’une logique supérieure du haut de laquelle il est si facile de se donner des airs de penseur ? Que M. Keller décrive les faiblesses et les profonds malaises du monde moderne, il se rencontre sur ce terrain avec tous les esprits réfléchis ; mais l’influence religieuse, dont il proclame la nécessité, comment prévaudra-t-elle ? est-ce par les moyens temporels, par l’appui du pouvoir civil, en un mot par la force, sous quelque apparence qu’elle se déguise ? Au fond, toute la question est là ; elle est dans ce petit mot : « L’église a-t-elle le droit d’employer la force ? » et ce simple mot contient toute la question du temporel, des rapports de l’idée religieuse avec les sociétés. M. Keller se fait peut-être l’illusion qu’il aura guéri les maladies morales de notre temps, que notre monde sera sauvé parce que les articles organiques seront supprimés, parce que l’église aura retrouvé des droits temporels, parce que les corporations auront reconquis leur toute-puissance, parce que l’état prêtera le secours de sa force et de ses lois à l’influence religieuse : il n’aura remédié à rien, il n’aura fait que restaurer très artificiellement un ensemble de choses qui a existé et qui a croulé devant les revendications de la conscience humaine pour ne laisser place qu’à la lutte des forces morales dans la liberté.

Sans doute il est plus commode de charger l’état de faire la paix autour d’une doctrine religieuse, de régner exclusivement et sûrement en tolérant tout au plus les dissidens qui ne font pas de bruit. La liberté est orageuse ; elle contraint à veiller, à lutter, à se tenir au niveau de toutes les grandes questions qui s’élèvent, à se respecter les uns les autres ; mais où donc la paix dans la domination a-t-elle été promise à ce monde livré aux disputes des hommes ? A travers les inconvéniens qu’elles entraînent, ces luttes elles-mêmes ont assurément une vertu plus féconde, une no