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Elles sont indiquées dans un petit traité dont le titre significatif est De l’Expérience considérée comme médiatrice entre l’objet et le sujet (1793). Goethe prétend se maintenir à égale distance des témérités de la philosophie spéculative et des timidités de l’empirisme baconien. Dans l’observation minutieuse, l’esprit est absorbé par les détails de l’objet il ne réagit pas sur ce qu’il examine, il ne le domine pas; il devient le contemplateur passif du fait. Dans la spéculation pure, l’esprit tout entier a la prétention insensée de créer l’objet, de le tirer avec sa réalité et ses phénomènes des profondeurs de sa propre pensée. Cette grande querelle du sujet et de l’objet, c’est l’expérience bien comprise, bien dirigée, qui. la termine. Elle se fait médiatrice entre les deux termes et les réconcilie dans une méthode féconde, qui est un empirisme sans doute, mais relevé, éclairé par l’entendement. La véritable expérience fait donc sa part équitable à l’intelligence, qui saisit, compare, coordonne et perfectionne l’observation; elle applique et emploie cette force indépendante et en quelque sorte créatrice, mais en la régularisant, en la surveillant, en s’y confiant sans s’y abandonner. Les conditions de cette surveillance sont établies avec le plus grand soin il faut se tenir en garde contre toute précipitation, en garde surtout contre ses propres résultats, s’observer incessamment soi-même. L’origine la plus ordinaire des erreurs scientifiques étant dans le parti-pris de l’observateur, qui cherche à faire cadrer immédiatement une observation avec son opinion préconçue ou sa manière de voir, l’art est de varier les expériences isolées et de les lier entre elles. On arrive ainsi à former, sur un sujet déterminé, une série d’expériences que Goethe appelle congénères, qui se touchent immédiatement, qui se lient entre elles, comme les faits dans la. réalité, et qui, lorsqu’on les considère dans leur ensemble, ne forment, à proprement parler, qu’une seule expérience, présentée sous mille points de vue différens[1].

Mais c’est dans les Pensées[2] que l’on pourrait recueillir les plus belles vues sur l’art d’interroger la nature, sur la nécessité d’établir l’expérience comme intermédiaire entre l’esprit et le monde extérieur, sur la fécondité de la synthèse, sans laquelle l’analyse languit et meurt dans l’inutile nomenclature des détails, sur le sens intérieur des grandes découvertes et l’harmonie préétablie entre la réalité, qui est dans l’objet, et la vérité, qui est dans l’esprit. Cette forme libre des aphorismes convient mieux à Goethe que le développement continu d’un principe philosophique. On sent qu’il a

  1. Œuvres d’histoire naturelle de Goethe, trad. Ch. Martins, p. 13, etc.
  2. Traduction Porchat, t. Ier, p. 479.