Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 60.djvu/215

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pelotes, mocassins brodés, éventails de plumes, dont je fais ample provision, et ces grands patins ou traîneaux à marcher sur la neige, faits de cordes tendues dans un cadre de bois dur, espèces de raquettes longues d’un mètre et demi, dont on vend aux voyageurs de charmantes miniatures nouées avec des faveurs roses.

Il y a à Lorette un joli ravin, une jolie cascade; mais les chutes d’eau, si délicieuses en été, m’inspirent plutôt de la répulsion par ce temps froid et sombre. Je reviens sur l’autre bord de la rivière Saint-Charles, traversant les villages semés le long du chemin, où les paysans en bonnets de laine rouge rentrent au logis, la bêche sur l’épaule, d’un pas alourdi par les travaux du jour. Des brouillards flottent dans la vallée, le soleil couchant répand sur les nuages noirs un flot de lumière sanglante dont tout le ciel est embrasé; en face, sur la colline, les clochers de Québec, étincelant à travers la brume, se dressent du sein des vapeurs comme une vision merveilleuse.

24 octobre.

Laissez-moi aujourd’hui vous parler de la nature canadienne, puisque je n’ai rien de mieux à vous dire, et que l’huis-clos des délégués ne laisse pas percer la plus petite indiscrétion. Charles est venu me rejoindre ici depuis deux jours. Nous sommes allés hier à la cascade de la Chaudière malgré le dimanche, qui, en ce pays comme en Amérique, est un jour d’immobilité systématique et d’ennui volontaire. Des voyageurs n’ont pas le droit de perdre ainsi leurs journées. Nous avons donc, bravant le scandale et débauchant un hackman, fait cinq lieues de route en plein dimanche, au grand mécontentement de nos voisines de l’hôtel, qui en observaient religieusement l’oisiveté sédentaire, mais comptaient sur nous pour l’égayer. Un ferry à vapeur, luttant avec la marée, nous dépose à Pointe-Lévi, sur l’autre bord du fleuve, où passe le chemin de fer de Montréal. Tous ces environs sont rians, peuplés, bien que le sol n’y soit pas riche. En parcourant ces collines inégales, ces champs maigres, ces petites prairies arrosées dans les vallons, je songe que pendant presque une moitié de l’année tout cela est enseveli sous une neige sibérienne, et je m’étonne encore de tant d’aisance et de prospérité. Les maisonnettes sont blanches, soignées, entourées, avec les champs voisins, de barrières de bois. Quelques têtes de bétail, un ou deux chevaux paissent à l’entour de chaque ferme. Enfin les habitans endimanchés ont un air de contentement, de propreté, de bonheur, qui le cède à peine à celui des entreprenans colons de la Nouvelle-Angleterre. Il faut avouer que cette humeur sédentaire, qui pour un peuple est un vice, peut être une qualité chez les individus. Un pays grandit moins vite au milieu des lentes et