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qui arriveront Dieu sait quand. La locomotive siffle, le train s’ébranle, le facteur court après le mécanicien. « John! il en reste, ce n’est pas tout. — All right, never mind ! » Et nous voilà partis. Si je m’en plains, l’agent s’offense; il va me répondre comme on a répondu un jour à l’un de mes amis « Mon garçon, c’est votre faute, je n’y puis rien. » Les cars sont pleins de monde. A chaque station, un flot de passagers se précipite et se promène piteusement sans trouver place mais le conducteur nous dit « Restez debout. » C’est traiter le voyageur avec un peu trop de sans-façon.

J’ai peu de chose à vous dire de la route; c’est la monotonie habituelle du paysage américain des plaines et encore des plaines, des forêts et toujours des forêts, çà et là des villages, des fermes, une bande de terres défrichées sur les deux bords du chemin de fer. J’ai cependant pu observer combien le Haut-Canada était encore sauvage, combien l’état de Michigan était encore peu habité, sauf dans la partie sud qui touche à l’Illinois et à l’Indiana. Il y a place pour une immense population; cette uniformité même, qui ennuie le voyageur, favorise le progrès de l’agriculture. Vous savez qu’en Amérique la colonisation suit les chemins de fer encore deux ou trois percemens de la péninsule isolée entre les trois lacs, et les populations vont s’y abattre en foule. Cette Amérique est vraiment destinée par la nature à servir l’ambition démesurée de ses habitans. Pas de variété naturelle, pas d’obstacles au mouvement des peuples, pas de pittoresque inutile et gênant. De la Nouvelle-Orléans jusqu’aux grands lacs, des Alleghanys jusqu’aux Montagnes-Rocheuses, le continent tout entier n’est qu’une vaste plaine. Jamais terre n’a été mieux faite pour recevoir une civilisation improvisée et multiplier en peu d’années les peuples. Les divisions, les particularités nationales n’y peuvent guère prendre racine. L’unité de la nation américaine est nécessaire au mouvement continuel de ses populations nomades, et ce mouvement, ce mélange même, la ramèneront toujours à l’unité.

Mais je m’égare bien loin de mon itinéraire. De Toronto à Port-Sarnia, au-dessus du lac Saint-Clair, j’ai suivi le Grand-Trurck railway de mauvaise renommée. Le lac Huron se déverse là tout entier par un canal étroit, qui n’est pas deux fois aussi large que la Seine, mais dont la profondeur énorme et la prodigieuse rapidité disent la masse d’eau qui s’y écoule. On le traverse sur un bateau à vapeur qui, pour lutter contre le courant, doit se tenir dans une direction presque parallèle au rivage. De là on se rend à Détroit ou plutôt à la jonction, car je n’ai rien vu de la ville, puis par le Michigan central, autour du lac Michigan, jusqu’à Chicago. La ville me paraît immense et bien plus taillée dans le grand que New-York elle-même. Plus les villes américaines sont récentes, et plus