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merce des lacs, la rivale heureuse de Saint-Louis et de Cincinnati. Elle exporte du charbon, du fer, des bois de construction, des peaux, des viandes salées, des grains surtout: on l’a surnommée l’Odessa de l’Amérique. Elle commande la navigation des grands lacs, comme New-York commande celle de l’Océan. Comme New-York aussi, elle est le creuset où viennent se fondre et s’assimiler toutes les nations du monde. On est presque effrayé lorsqu’on se figure ce que Chicago sera devenu dans cinquante ans.

Je viens de me promener dans cette grande agglomération de carrés séparés par des rues immenses où règne plus à l’aise une activité aussi grande que celle de New-York. A New-York, le quartier des affaires est un égout encombré de marchandises. Ici les tonneaux, les caisses s’entassent au bord de la chaussée, et un large espace reste ouvert aux piétons. Les maisons sont monumentales et majestueuses, dans ce genre bazar et boutique qui est celui du génie américain. On sent bien pourtant que la ville est nouvelle et improvisée; elle est pleine de disparates choquantes on y voit des pavés défoncés, des trottoirs de bois, à côté de magnifiques dallages de granit. Les habitans aussi laissent à désirer on dirait des ouvriers ou des campagnards endimanchés; c’est le type ordinaire de l’ouest. On voit des hommes grossièrement vêtus conduire d’élégans attelages. Enfin, à deux pas des grandes rues, on entre dans des cloaques de chemins boueux et de maisons de bois clairsemées, où rôde une population germanique et irlandaise d’aspect encore très rustique: voilà la vraie ville de Chicago.

Un ami fait l’été dernier à Saratoga, en une demi-heure, me mène dans ces tristes faubourgs visiter les grandes boucheries qui font aujourd’hui concurrence à celles de Cincinnati. On les a assez décrites pour que je me dispense de vous y promener longtemps parmi les chairs palpitantes et les cuves pleines de sang. En une minute, l’animal est saisi, assommé, échaudé dans de grandes chaudières, éventré, râclé avec de grands couteaux par mille mains actives, et suspendu sous un hangar à des crochets de fer au bout d’une file innombrable de cadavres. C’est par la division du travail qu’on arrive à cette promptitude et à cette perfection. Les équarrisseurs ont du sang jusqu’aux épaules, leurs vêtemens en sont imprégnés. Je vois sans beaucoup de pitié les porcs tomber sous le maillet de l’exécuteur, leurs hurlemens affreux ne m’inspirent que du dégoût; mais je ne puis entendre le beuglement d’angoisse des grands bœufs terrassés sous le marteau qui leur enfonce un coin d’acier dans la tête. Ailleurs des nègres de taille athlétique découpent à grands coups de hache les carcasses saignantes dont les quartiers roulent par une trappe à l’étage infé-