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et hospitalier, mais si froid, si rigide, qu’il ressemble plus à une statue qu’à un homme. Mon nouvel ami s’habille de noir tous les dimanches, et assiste régulièrement au prêche dans le temple qu’il a contribué à bâtir. On le dit fort généreux il a donné de grosses sommes pour le rachat des conscrits lors des derniers appels du président. Hier à dîner, il me racontait que dans la spéculation, c’est-à-dire dans les affaires, qui ne sont pas autre chose, on perdait de temps en temps tout son avoir. « Pour ma part, dit-il, j’ai fait trois fois faillite, j’ai été trois fois jeté sur le pavé sans ressources. Eh bien! — et il se versait à boire, —je n’étais pas plus troublé qu’en buvant ce verre de champagne. — Et ce jeu périlleux, lui dis-je, n’en êtes-vous pas fatigué? A présent que vous voilà au sommet de la vague, ne mettrez-vous rien en réserve pour le prochain plongeon? — Peut-être; je me fais vieux. Après tout, s’il faut recommencer; je n’ai peur de rien. Il faut de l’esprit, du courage et de l’impudence; avec cela, on remonte sur l’eau. »

Voilà qui est parler tout droit, sans modestie ni fausse honte : le jeu, vous le voyez, s’appelle ici franchement par son nom, et la spéculation passe pour un des arts libéraux, le seul, à vrai dire, que l’on connaisse. Tandis que chez nous le banqueroutier est un homme perdu, il n’y a presque pas un seul négociant, un seul banquier à Chicago qui n’ait traversé deux ou trois faillites. Le plus honorable des banquiers de la ville, un certain M. S... ne s’est pas, dit-on, enrichi autrement. On me cite des compagnies de chemins de fer qui font de gros bénéfices, et dont les actionnaires ne touchent pas un sou de dividende. Parfois même les administrateurs savent faire de ces faillites habiles qui leur laissent les mains pleines. On me citait un chemin de fer qui avait ruiné trois compagnies d’actionnaires et enrichi trois administrations successives. Ces duperies continuelles ne lassent pas la confiance du souscripteur, qui fournit toujours et imperturbablement des capitaux. Habitués aux fortunes et aux ruines rapides, les Américains envisagent ces catastrophes avec un sang-froid singulier. Ils ne s’affligent guère de l’argent perdu, et ne s’arrêtent pas pour le ramasser. A chacun son tour on passe à une autre affaire où l’on espère être plus heureux, parfois même on s’allie de nouveau au tricheur adroit par qui l’on vient d’être dépouillé, en se promettant de s’y mieux prendre et d’avoir part cette fois ses bénéfices.

Vous savez qu’il n’y a pas aux États-Unis de loi générale sur les faillites, bien que la constitution réserve au congrès le droit d’en faire une. Elles sont régies en attendant par des législations locales, qui varient d’un état à l’autre, plus sévères dans le Massachusetts et dans les anciens états de l’est, plus imparfaites et plus indulgentes dans ces nouveaux états de l’ouest, où règne encore une