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les répétitions, par l’alternance des noms de Jéhovah et Élohim, par les dates interverties. Tout cela est déduit avec beaucoup de justesse. Astruc va même plus loin ; il cherche à décomposer la Genèse en plusieurs colonnes et à retrouver les documens originaux d’une façon qui ne diffère pas beaucoup de celle des critiques modernes. Les documens empruntés aux peuples voisins d’Israël sont bien reconnus ; mais tout le livre est gâté par une contradiction qui met l’ouvrage d’Astruc fort au-dessous de ceux de Simon et de Spinoza. Quand on admet en effet que Moïse est l’auteur de la Genèse, soutenir que cet écrit n’est qu’un ajustage de documens antérieurs est une invraisemblance de plus. Les mêmes observations qui fondent l’hypothèse d’Astruc ruinent l’opinion toute gratuite du reste, d’après laquelle Moïse aurait écrit le Pentateuque. Astruc était-il sincère, et le système qu’il proposait avait-il réellement pour but, comme il le disait, de défendre la Bible contre les « esprits forts ? » Ou bien, en proclamant hautement son adhésion à l’opinion traditionnelle sur un point, voulait-il se donner le droit d’énoncer sur un autre point une opinion nouvelle, qui pouvait paraître hardie ? On ne saurait le dire. Le manque total de liberté dont jouissaient alors les sciences historiques obligeait ceux qui ne voulaient pas se taire à des mensonges perpétuels.

Du reste, ce déplorable régime, qui ne permettait de franchise à la science qu’à la condition qu’elle fût libertine, avait porté ses fruits. Les études sérieuses étaient tuées en France. La Hollande d’abord, l’Allemagne ensuite, prirent la direction des grandes études critiques appliquées à l’antiquité. La France devint étrangère à la science qu’elle avait fondée, et se consola de son ignorance en dédaignant ce qu’elle ignorait. Si l’on excepte Silvestre de Sacy, il n’y avait pas en France, vers 1800, un seul homme qui entendit quelque chose à la philologie hébraïque ; encore Silvestre de Sacy ne publia-t-il rien sur ces matières. De là l’extrême faiblesse de tous les travaux d’érudition à cette époque, ce quelque chose de gauche et d’écolier qui caractérise les premiers mémoires de l’Institut, La religion y avait-elle beaucoup gagné ? L’exploit de La Reynie sauva-t-il la Bible des atteintes de la critique ? On sait ce qu’il en fut. Bossuet, en persécutant Richard Simon, avait cru délivrer l’église de France d’un grand danger. Il préparait Voltaire. On n’avait pas voulu de la science sérieuse, libre et grave ; on eut la bouffonnerie, l’incrédulité railleuse et superficielle. Le succès de Voltaire vengea Richard Simon. Si l’expérience comptait pour quelque chose dans la conduite des choses humaines, cette leçon-là serait bien digne d’être méditée.


Ernest Renan.