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bêtes, plantes, après avoir été ainsi formées par ces heureux coups de dés, sont de nouveau remises au jeu. Et qui sait si l’homme n’est pas la réussite d’un coup qui visait très haut[1] ? »

À travers toutes ces magnificences de la poésie de Goethe, que de nuages accumulés ! Quel amas d’épaisses ténèbres, ou quel vide sous ce voile étincelant ! On ne peut même se faire une idée nette de la manière dont.il conçoit l’ordre et la succession des existences dans l’univers divinisé. Il semble parfois que pour lui, comme pour les platoniciens d’Alexandrie, la vie, la pensée, l’art suprême, descendent d’un premier principe dans le monde inférieur, dans la matière, qui ne serait que l’obscurcissement de la divine splendeur. Ailleurs il semble bien que l’on doive au contraire concevoir la vie, la pensée, comme la production lente des règnes inférieurs, montant par un progrès constant vers la lumière. La création pour lui est-elle l’acte d’une nature supérieure dans la nature ? est-elle au contraire, comme pour Hegel, une ascension ? On n’en sait rien.

Ce qui semble du moins constant dans la pensée de Goethe, c’est que Dieu est là seulement où est le mouvement actuel, la transformation, la vie, et qu’ailleurs Dieu n’est qu’en puissance. « La Divinité est agissante dans ce qui vit, mais non dans ce qui est mort ; elle est dans tout ce qui naît et se transforme, mais non dans ce qui est né et déjà immobile. » La minéralogie n’a rien de divin, si on la compare aux sciences de l’organisme, parce qu’elle ne porte que sur des objets morts. Et reprenant à son compte cette parole de Diderot « Si Dieu n’est pas encore, il sera peut-être, » Goethe s’écriait « Pourquoi a-t-on pris de l’ombrage de cette parole ? On conçoit très bien l’existence de planètes que les monades supérieures ont abandonnées déjà, ou dans lesquelles les monades n’ont pas encore reçu le don de la parole. Il ne faut par exemple qu’une constellation qui ne se rencontre pas tous les jours, il est vrai, pour que l’eau disparaisse et que la terre se sèche. De même qu’il y a des planètes d’hommes, il peut y avoir très bien des planètes de poissons et des planètes d’oiseaux où Dieu n’existera pas. L’homme est le premier entretien de la nature avec Dieu ; mais je ne doute pas que sur d’autres planètes cet entretien ne se fasse d’une manière bien plus haute, bien plus profonde, bien plus raisonnable[2]. » Si nous comprenons ce langage légèrement sibyllin, il semble qu’il ne puisse avoir qu’un sens, c’est que Dieu est la vie universelle, partout et toujours agissante, mais que cette puissance, cette technique suprême ne se connaît que là où se produit une intelligence pour la recueillir errante, dispersée à travers les mondes,

  1. Conversations de Goethe, t. Ier p. 426.
  2. Ibid., p. 348 et 90.