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qui se joue des formules, et qui prétend puiser toutes ses inspirations dans la réalité vivante du cosmos. Il serait facile de montrer la même opposition entre la philosophie de Goethe et celle de Schelling ou de Hegel. Il ne pouvait pardonner à l’un ni à l’autre de prétendre construire a priori l’ensemble des choses, si riche, si complexe, si varié, « si peu systématique, » disait-il, et quand parut en 1798 l’ouvrage de Schelling sur la philosophie de la nature, il railla amèrement ces interprétations, qui ne lui paraissaient que de brillantes fantaisies. Goethe ne souffrait à aucun prix ces témérités d’un philosophe inventant le monde réel, supprimant ou mutilant les faits qui le gênent, les pliant de gré ou de force sous le niveau de l’idée préconçue. « On ferait bien de rester, répète-t-il à chaque instant, à l’état de nature quand il s’agit d’une philosophie de la nature… Quelque effort que fassent les idéalistes pour saisir les choses telles qu’elles sont en soi, ils se heurtent toujours contre les objets extérieurs, qui ne cessent pas d’embarrasser leur route. Toutes ces théories sont l’œuvre précipitée d’un esprit impatient qui voudrait se débarrasser des phénomènes, et qui leur substitue des images, des conceptions, souvent même des mots, et rien de plus. » Et, résumant spirituellement sa pensée sur ces tentatives, qui mettent une nature chimérique et creuse à la place de la vraie nature, il les assimilait au crédit., qui n’est que la représentation idéale de la richesse, et qui, exagéré, finit par la détruire. « L’idéal, disait-il, finit par dévorer et le réel et lui-même. C’est ainsi que le papier-monnaie dévore et lui-même et l’argent. » Il ajoutait prophétiquement vers 1820 « Voici bientôt vingt ans que les Allemands font de la philosophie transcendante ; :ils viennent une bonne fois à s’en apercevoir, ils devront se trouver bien étranges. »

Hegel, que cependant Goethe estimait personnellement, n’était pas mieux traité pour sa méthode et pour l’ensemble de ses idées. Un jour qu’il passait par Weimar, il eut fort à faire pour défendre sa chère dialectique contre l’ironie du poète, ami de l’expérience et de la réalité. En vain prétendait-il que la dialectique n’est que la régularisation et le perfectionnement méthodique de cet esprit de contradiction qui est au fond de chaque homme, et que cet esprit est donné à l’homme pour montrer sa grandeur dans la distinction du vrai d’avec le faux. « Oui, disait Goethe ; mais il faudrait seulement que ces artifices de l’esprit ne fussent pas si fréquemment employés à faire paraître vrai le faux et faux le vrai. — Cela arrive bien, répondit Hegel ; mais seulement chez les gens qui ont à l’esprit une infirmité. — Aussi, repartit vivement Goethe, je me félicite d’avoir étudié la nature, qui empêche ces infirmités de naître, car,