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et brillant Fersen, après avoir vu mourir sur l’échafaud presque tous ses compagnons d’armes de la guerre d’Amérique, et ses amis de Paris et de Versailles, et le roi et la reine de France, auxquels il avait été si ardemment dévoué, sera un jour attaqué par la populace, pour un vain soupçon, au milieu d’une cérémonie officielle, sur une grande place de Stockholm puis assassiné, et son corps insulté, déchiré en morceaux par l’émeute triomphante.

Les Suédois avaient donc partagé les dernières fêtes, les dernières gloires militaires de l’ancienne France, et aussi ses derniers malheurs. Quand cette vieille société française s’était ouverte à l’esprit général du siècle, qui se déployait dans notre pays plus complétement qu’ailleurs, avec son incomparable force d’expansion, ils avaient été attirés par cette vive lumière; les revers mêmes de cette société eurent assez d’éclat pour retenir quelques-uns d’entre eux par la sympathie et le dévouement, tandis que les autres se mêlaient aux espérances de la France nouvelle. Pendant toutes ces vicissitudes, ils se firent nos témoins, et leurs annales devinrent les nôtres à certains égards. Aussi, en interrogeant leurs propres souvenirs, avons-nous cru restituer une page de notre histoire intellectuelle et morale plutôt encore qu’un chapitre d’histoire étrangère. La fin de notre XVIIIe siècle nous est encore imparfaitement connue. Puisque l’esprit français a plus que jamais alors répandu à l’extérieur sa vie féconde, consultons les archives publiques et privées des autres peuples pour des temps de relations si intimes et si actives sous l’exclusive domination de notre langue, de nos mœurs et de nos idées, elles nous sont un miroir qui rend cent traits épars de notre physionomie nationale, soit par la fidèle image de notre action au dehors, soit surtout par le reflet encore plus précieux de quelques-uns de nos mouvemens intérieurs et comme de notre conscience même. C’est du moins ce dernier charme qui nous a séduit et retenu dans le cours de cette longue étude. L’image de la vieille France nous apparaissait au milieu des archives du Nord; nous y entendions sa voix, et nous avons recueilli, non sans émotion, quelques-unes de ses dernières paroles, confiées par elle à un roi son admirateur et son chevalier. Si ces paroles ont parfois témoigné à nouveau des fautes que l’ancienne société française avait commises, plus souvent encore elles ont donné des preuves, jusqu’à présent ignorées, de son bon vouloir et de ses vertus. C’est justice que de telles enquêtes, qui s’inspirent du large et impartial esprit de notre temps, puissent en effet servir, par les résultats qu’elles découvrent, à dissiper des préjugés, à calmer des ressentimens, à préparer enfin l’équitable jugement de l’histoire.


A. GEFFROY.