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Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 60.djvu/546

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clusion est nulle malgré l’apparente guérison des malades, le principe de la maladie est toujours là, et la crise recommencera demain. La famille Benoiton, telle que l’a représentée M. Sardou (j’excepte Marthe et Didier) me paraît absolument incurable. Que reste-t-il donc de ces cinq actes? Des mots, des saillies, des scènes charmantes, une intention profonde trop vite abandonnée, un touchant épisode traité avec soin, tout cela dans un cadre comique vulgaire, c’est-à-dire, en dernière analyse, une œuvre spirituelle et vive sans la moindre unité.

L’unité de ton, l’unité d’inspiration et de langage, l’art de conduire une idée vers son but, de la ménager de scène en scène, d’en faire briller la logique intérieure, l’art de l’imagination qui conçoit l’ensemble, l’art de la pensée attentive à chaque détail, voilà le grand point au théâtre comme dans tous les travaux de l’esprit. C’est là ce qui fait l’écrivain et les succès durables. Qu’on essaie de reprendre après quelques années tel ou tel de ces vaudevilles bruyans dont la verve et le mouvement ont dissimulé d’abord la conception trop faible, comme on sent le décousu! comme le vide apparaît! Au contraire, si l’écrivain a fait œuvre d’artiste, le sujet, quel qu’il soit, emprunté ou non à la réalité présente, exerce un charme qui ne saurait périr, car il renferme une âme. On vit avec cette âme, avec elle on souffre ou on sourit; le monde idéal où elle nous transporte est le monde même de nos sentimens présenté sous une forme visible, et cette fleur subtile, délicate, cette fleur qui paraît si frêle, a ses racines dans le cœur humain. Telle est la Carmosine d’Alfred de Musset, qui suivit tardivement les proverbes publiés pour la première fois dans la Revue, et qui vient, comme ces proverbes mêmes, de passer avec succès du livre à la scène.

L’action se passe à Palerme, dans le moyen âge le plus vague et le plus lointain que vous pourrez imaginer. Animez un instant le pays des légendes, le pays où la reine est une fée, où le roi est un demi-dieu, où des poètes, vrais chantres d’amour et messagers des cœurs en peine, se trouvent toujours à point nommé pour accomplir leur ministère. Il s’agit de peindre les douleurs d’une âme que l’amour égaré, l’amour qui se trompe de chemin, a failli conduire à la mort. Carmosine est la fille de maître Bertrand, le digne médecin de Palerme. Elle est promise à Perillo, son compagnon d’enfance; mais il a fallu que Perillo, pour épouser Carmosine, allât gagner à l’université de Padoue son titre de docteur en droit. Perillo revient après six années d’absence, plus tendre, plus amoureux que jamais. Hélas! six années, c’est bien long! Combien de fantaisies subites ont pu traverser l’âme ardente de la Sicilienne, tandis que Perillo pâlissait sur ses livres! A l’émotion tremblante de l’étudiant, à ces craintes, à ces pressentimens qui l’agitent sur le seuil de Carmosine, on devine tout d’abord que Carmosine n’a guère encouragé sa passion, qu’elle l’a désolé plutôt par ses allures mystérieuses et sa grâce effarouchée. C’est que le cœur chez Carmosine est encore le jouet de l’imagination. Perillo, le tendre