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Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 60.djvu/548

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aussi selon l’optique théâtrale, et dont l’archaïsme léger vient servir à propos l’illusion de la pièce. Ces accens, qui rappellent les plaintes de Thibaut de Champagne ou de Christine de Pisan, nous reportent au temps des saint Louis, des Charles V, au temps des saints rois, ou plus simplement des rois sages, et l’imagination dès lors se prête sans résistance au rôle chevaleresque et patriarcal que le poète attribue au souverain de la Sicile. Don Pedro est touché, la reine est émue. Avec quelle joie Christine de Pisan aurait placé une histoire de ce genre dans les faits merveilleux du. sage roi Charles V ! avec quel empressement elle l’eût recueillie de la bouche du peuple ou même inventée au besoin! La reine donc va trouver Carmosine dans l’humble maison de maître Bertrand, elle l’interroge, elle regarde au fond de son cœur, elle voit à nu le mal qui l’a saisie, l’égarement d’une émotion pure, l’exaltation de la solitude, le besoin d’aimer avec la crainte de ne pas placer son amour assez haut, et, ne se révélant à la naïve malade que par sa bonté, elle la prépare tout doucement à recevoir la visite du roi. Le roi arrive, entouré de sa cour, et termine ce que la reine a si bien commencé; c’est lui-même qui, ramenant la belle songeuse sur le terrain du monde réel, marie Carmosine avec Perillo.

De cette donnée exquise le poète a fait sortir une œuvre tout idéale. Point d’intrigues, point de surprises, aucune trace de ce mouvement factice si fort à la mode aujourd’hui, et pourtant l’intérêt ne languit pas une minute. C’est une étude du cœur sous la forme dramatique la plus simple, mais la plus poétique en même temps; le cœur est séduit, et l’esprit attentif veut savoir comment finira cette subtile et charmante aventure. On dirait une mélodie qui se déroule; pendant que les notes se succèdent ou s’enlacent dans un harmonieux enchaînement, l’imagination prend son vol et complète à sa manière la pensée du poète. Nous sommes tous comme ce don Carlos, fils présumé du pêcheur de la côte, qui avait à son insu un sang royal en ses veines et se conduisait d’instinct comme un fils de roi; notre instinct ne nous trompe pas non plus quand il nous pousse à viser haut, toujours plus haut: excelsior! Gardons-nous toutefois de prendre l’apparence pour la réalité et la mort pour la vie; l’idéal est plus près que nous ne pensons, et il n’est pas nécessaire de le chercher si loin. Carmosine n’avait pas besoin d’aspirer à l’amour du roi pour trouver la perfection de ses facultés aimantes. Le roi est en nous-mêmes… Mais. ne vais-je pas rêver psychologie et morale à propos d’une comédie? Pourquoi non après tout? Heureux le poète qui fait penser heureux le chanteur ému qui met son âme dans ses chants! On se souviendra de lui on l’écoutera encore avec plaisir longtemps après que les œuvres tumultueuses, accueillies par de grossiers bravos, auront disparu sans laisser de traces.


SAINT-RENÉ TAILLANDIER.


V. DE MARS