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christianisme vivant ; il n’y a plus après lui que scolastique, décadence et tâtonnemens infructueux vers un autre âge et un autre esprit. Un sentiment qui auparavant n’était qu’ébauché, l’amour, éclata alors avec une force extraordinaire, et saint François en fut le héraut. Il appelait l’eau, le feu, la lune, le soleil ses frères ; il prêchait les oiseaux, il rachetait en donnant son manteau les agneaux qu’on portait au marché. On conte que les lièvres et les faisans se réfugiaient dans les plis de sa robe. Son cœur débordait sur toutes les créatures ; ses premiers disciples vécurent comme lui dans une sorte d’ivresse, « en sorte que quelquefois, pendant vingt jours et parfois pendant trente jours, ils se tenaient seuls sur la cime des monts élevés, contemplant les choses célestes. » Leurs écrits sont des effusions. « Que nul ne me reprenne, si l’amour me fait aller semblable à un fou ! Il n’y a plus de cœur qui se défende, qui échappe à un tel amour,… car le ciel et la terre me crient et me répètent hautement, et tous les êtres que je dois aimer me disent : Aime l’amour qui nous a faits pour t’attirer à lui… O Christ, souvent tu cheminas sur la terre comme un homme enivré ! L’amour te menait comme un homme vendu. En toutes choses, tu ne montras qu’amour, ne te souvenant jamais de toi… Les traits pleuvaient si serrés que j’en étais tout agonisant. Il les dardait si fortement que je désespérais de les parer, trépassé non par mort véritable, mais par excès de joie. » Ce n’était pas seulement dans les cloîtres qu’on rencontrait ces transports. L’amour était devenu le souverain de la vie laïque aussi bien que de la vie religieuse. A Florence, des compagnies de mille personnes vêtues de blanc parcouraient les rues avec des trompettes sous la conduite d’un chef qu’on nommait le seigneur d’amour. La langue nouvelle qui naît, la poésie, la pensée qui s’éveillent, ne s’occupent qu’à décrire l’amour et à l’exalter. Je viens de relire la Vita Nuova et quelques chants du Paradis, le sentiment est si intense qu’il fait peur : ces hommes habitent dans la région brûlante où la raison se fond. Le récit de Dante, comme son poème, témoigne d’une hallucination continue : il s’évanouit, les visions l’assaillent, son corps devient malade, et toute sa force de pensée s’emploie à rappeler et à commenter les spectacles déchirans ou divins sous lesquels il a fléchi[1]. Il consulte plusieurs amis sur ses extases, et ils lui répondent par des vers aussi mystérieux et aussi violens que les siens. Il est clair qu’à ce moment toute la culture supérieure de l’esprit se rassemble autour du rêve maladif et sublime. Les initiés ont une langue apocalyptique, volontairement obscure ; ils mettent un double et triple sens sous leurs paroles ; Dante lui-même pose comme règle qu’il y en a

  1. Comparer Aurélia de Gérard de Nerval et l’Intermezzo de Heine.