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monde ; mais la mort est là qui rétablit l’équilibre : on la voit venir, la vieille camarde en cheveux gris ; une faux dans la main, elle s’avance pour frapper les heureux, les voluptueux, des dames, de jeunes seigneurs gras et frisés qui se divertissent dans un bosquet. Par une ironie cruelle, elle fauche ceux qui la craignent et délaisse ceux qui l’implorent ; une troupe de manchots, de boiteux, d’aveugles, de mendians, l’appelle en vain ; sa faux n’est pas pour eux. Ainsi va ce misérable monde, tout caduc et lugubre, et le terme vers lequel il roule est plus lugubre encore. C’est la destruction universelle, la fosse béante où chacun à son tour et tous pêle-mêle vont s’engloutir. Reines, rois, papes, archevêques, avec leurs mitres et leurs couronnes, gisent amoncelés, et leurs âmes, de petits enfans nus, sortent des corps pour entrer dans l’éternité terrible. Quelques-unes sont recueillies par les anges, mais la plupart sont saisies par les démons, hideuses et ignobles figures, corps de chèvres et de chenilles, oreilles de chauves-souris, gueules et griffes de chats, meute grotesque qui gambade autour de sa curée : singulier mélange de passion dramatique, de philosophie douloureuse, d’observation exacte, de trivialité maladroite et d’impuissance pittoresque !

La fresque voisine, le Jugement dernier, est pareille. Plusieurs figures ont une expression de désespoir et de stupeur extraordinaire ; tel ange accroupi au centre, les yeux grands ouverts, qui, raidi d’horreur, regarde les justices éternelles, tel solitaire velu qui se rejette violemment en arrière, les bras tendus, pour se rappeler au Christ intercesseur, une femme damnée qui s’accroche convulsivement a une autre. Mais tous ces personnages ne sont que des figures de papier découpé, les corps sont posés en raies d’oignons, mécaniquement, sur cinq rangs de hauteur, les âmes sortent d’un plancher d’opéra à trous carrés ; l’art est aussi insuffisant que le sentiment est profond, et, sitôt que le sentiment fait défaut, l’insuffisance devient platitude et barbarie.

On s’en aperçoit tout à côté, dans l’Enfer de Bernardo Orcagna, qui complète l’œuvre de son frère. André. C’est une fosse à compartimens, arrangée pour faire peur aux petits enfans. Au centre, un grand Satan vert de cuivre ardent, avec une tête de bouc, rôtit les âmes dans sa fournaise intérieure ; on les voit sortir par les fissures. Tout alentour, dans un pêle-mêle de flammes et de serpens, des poupées nues sont aux mains de petits diables velus qui les écorchent, leur dévident les entrailles, les démembrent, leur arrachent la langue, les mettent à la broche comme des volailles ; c’est une marmite de tripier. — Un monde poétique d’où la poésie s’est retirée, une tragédie sublime qui devient une parade,