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raideurs de la flatterie, les principes d’orgueil, très communs dans ces temps aux cours et à la noblesse allemande, ne parvinrent point à nos oreilles ni à nos cœurs. Notre gouverneur, Sévery, assez jeune homme, qui avait des propos très libres, nous disait souvent, quand il entendait des idées vaniteuses : « Ne vous imaginez rien de ce que vous êtes des princes, sachez que vous êtes faits de la même boue que tous les autres, et que ce n’est que le mérite qui fait les hommes. » Personne n’a été plus convaincu de cette vérité que moi. Le Deutsche Michel, les étiquettes, les vanités du rang, de la naissance, ont été toujours un objet de ridicule pour moi. Dès mon enfance, je mettais ma confiance en Dieu. Je regardais tous les hommes comme égaux à ses yeux, hormis par leur attachement à lui et à leur devoir. C’est le principe sur lequel mon caractère s’est basé sans le savoir ; aussi pris-je pour ma devise à l’âge de vingt et un ans, quand je reçus l’ordre de l’Éléphant : Omnia cum Deo. C’est lui qui m’a guidé, soutenu et mené dans ma longue carrière, et, grâce à lui, malgré toutes mes imperfections, il n’a jamais permis que ma foi et ma confiance en lui se ralentissent un moment. »


Cette âme religieuse et républicaine fut accoutumée de bonne heure au spectacle impartial des choses d’ici-bas. Le Danemark était neutre dans la guerre européenne que termina le traité de Paris, poste excellent d’où il put voir de loin en observateur désintéressé « le grand théâtre de la guerre et du monde, » tandis qu’auprès de lui la fortune avait mis sous ses yeux « une cour respectée ; très décente, sans luxe superflu, objet de la vénération des sujets et de l’estime des cours étrangères. » Il ajoute plus bas, et ce n’est pas le moindre de ses éloges, « une cour sans intrigues. » Il y avait là un favori déclaré du roi, le comte Moltke, qui s’était élevé du rang de simple page à la dignité de grand-maréchal, et chez lequel la bonté du cœur égalait les qualités de l’esprit. Il y avait aussi un ministre des affaires étrangères renommé pour sa haute sagesse et consulté en maintes occasions par les cabinets européens ; c’était le protecteur et l’ami du poète de la Messiade, M. de Bernstorff. Mais, si la cour est honnête, si la politique est sage, que de vices et surtout quelle incurie dans l’administration intérieure ! A part la marine, rempart et honneur du pays, il n’y a presque pas un service public qui ne soit en souffrance. Je ne parle pas de l’armée ; l’auteur des Mémoires a beau nous la peindre sous des couleurs un peu ridicules, il a beau nous montrer ces régimens d’infanterie composés de déserteurs allemands, ces régimens de milice bourgeoise exercés seulement le dimanche sur les places des églises, cette artillerie insignifiante, cette cavalerie bien montée, bien équipée, mais ne faisant ses évolutions qu’au petit trot dans la crainte de fatiguer les chevaux ; malgré ces traits qui font sourire, on est tenté de porter envie à ce peuple que sa neutralité dispensait alors