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Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 60.djvu/813

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les grands ateliers, il rencontrait au travail des colonels, des majors, des capitaines, des sous-officiers de l’ancienne armée. Sans doute nos organisations militaires d’Europe ne peuvent être comparées de tout point à l’établissement militaire improvisé que la république américaine s’était donné depuis quatre ans. Le système des monarchies européennes nées de la guerre, fondées sur la force militaire et condamnées à d’éternelles et mutuelles défiances, impose à chacune d’elles une certaine ampleur et une certaine permanence de cadres. On peut objecter aussi que les professions civiles sont chez nous encombrées, et que les officiers n’y trouveraient point un accès aussi large et aussi constant qu’aux États-Unis. Cependant, tout en tenant compte des différences qui existent entre l’ancien monde et le nouveau, notre intelligence se refuse à admettre qu’il n’y ait pas des réformes considérables à opérer dans notre système des cadres. La difficulté et la lenteur de l’avancement, que l’on fait valoir au nom de la conservation des cadres, nous paraît être au contraire un argument décisif contre la routine qui chez nous enchaîne les officiers à l’état militaire.

Prenons les armes savantes. On sait combien est lent l’avancement dans le génie, dans l’artillerie : un officier d’artillerie, capitaine à trente ans, ne peut pas espérer d’être chef d’escadron avant quarante-cinq ans. À trente ans, il sait son métier ; il est donc obligé de perdre sans profit pour le public et pour lui-même les quinze plus belles et plus vigoureuses années de sa vie, avant d’arriver à un grade supérieur. On en peut dire autant des officiers du génie, condamnés à tant de besognes absurdes et stériles qui mettent au supplice des intelligences d’élite. Des observations semblables s’appliqueraient aux officiers des autres armes. Quand on voudra s’attacher à cette étude, on établira aisément qu’il est aussi peu profitable aux officiers qu’au public de faire de la carrière militaire une profession exclusive et fermée ; on reconnaîtra qu’il y a une sorte de barbarie à ne pas permettre aux officiers de se consacrer dans certaines limites et à certaines conditions, pendant la paix, aux carrières pacifiques. L’intérêt technique n’a rien à objecter contre ce passage d’une carrière aux autres. L’exemple des officiers des États-Unis élevés à West-Point prouve que les professions industrielles ne font point oublier le métier des armes. Grant, Sherman, Mac-Clellan, ont été des généraux distingués après avoir pratiqué le commerce, la banque et l’industrie ; Robert Lee a maintenant accepté la direction d’un collège : pense-t-on que, si dans l’avenir son pays lui demande de reprendre le sabre, il aura désappris l’art de commander ? On découvrira un jour non-seulement qu’il est possible d’accomplir d’importantes économies financières en renonçant à la routine des cadres immodérés et permanens, mais qu’il est conforme à la nature démocratique des sociétés modernes de ne point enfermer dans une profession immuable ceux qui auront été chargés d’étudier la science et l’art de la guerre.