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au jour lointain de la délivrance. On se demande quel sera le prochain président des États-Unis ? Butler, Banks, Seward, Grant, Sherman ? Spéculation purement gratuite, car on calcule sur un problème dont on n’a pas les données. Qui sait où en seront dans quatre ans les deux Amériques ?

Le Herald, le journal nomade qui a fini par tourner à Lincoln et ranger Mac-Clellan dans la classe des morts irrévocables que ne ressuscitera même pas la trompette du jugement électoral, propose une solution imprévue et s’offre lui-même aux suffrages. Il suppose la guerre achevée ; lui seul, comme il le démontre dans un article burlesque, lui seul ou le général Grant peut apaiser les rivalités civiles. Son raisonnement équivaut à ceci : les soldats savent manier la force et font de bons présidens, les lawyers ne savent que criailler et susciter des disputes pour avoir le plaisir d’avocasser devant le tribunal de la nation ; mais un journal comme le mien sait danser sur la corde entre tous les partis, et de même qu’il pêche des abonnés partout, il saura pêcher les électeurs et gouverner le peuple.

Le général Grant, malgré tout ce qu’on raconte de sa modestie, de sa droiture, de son respect à l’autorité civile, prend déjà des façons de prince. Depuis longtemps, il fermait très carrément la porte au nez des ministres qui voulaient jeter un coup d’œil indiscret dans son armée. Aujourd’hui il envoie au président un satisfecit et des félicitations sur le ton que prendrait l’empereur de Russie écrivant à son cher cousin d’Autriche. « Faites, dit-il au ministre de la guerre, faites mes complimens au président. » Ces airs protecteurs sont un peu singuliers chez un général d’armée devant le magistrat suprême qui lui donne et lui retire son commandement ; mais la fortune du tanneur de l’Illinois est encore plus haut montée que celle du rail-splitter Lincoln. Il y a toujours eu un président des États-Unis ; mais la charge de lieutenant-général est vacante depuis la guerre de l’indépendance : Grant est le successeur immédiat de Washington. C’est une de ces fortunes immenses, comme la démocratie en élève pour les abaisser le lendemain.

L’Amérique en ce moment célèbre un de ces héros éphémères dont elle change toutes les semaines. Grant a un rival dans l’admiration publique, c’est le capitaine Winslow ; le vainqueur de l’Alabama est littéralement porté en triomphe d’un bout à l’autre des États-Unis. Boston vient de le recevoir en prince. New-York le réclame, et l’esprit d’imitation de ces moutons de Panurge lui promet bien d’autres ovations. Des hommes graves, comme M. Everett, ne dédaignent pas de s’atteler au char du triomphateur. On dirait que