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voilà ce qui fait la puissance d’un homme et la grandeur d’une nation. » Vous pouvez médire, si vous voulez, de ces esprits entiers et opiniâtres, à qui manque la dose modérée de scepticisme et d’indifférence qu’on est convenu d’appeler la sagesse pratique. Ce sont pourtant ces esprits aveugles qui ont racheté l’Amérique du crime de l’esclavage, la foi, l’énergie virile, le dévouement d’une vie entière à une noble cause, ne sont peut-être plus des vertus françaises, mais elles sont encore faites pour plaire à un Français.


8 décembre.

Voilà l’hiver américain qui commence. Après un été indien (indian summer) prolongé bien au-delà de la durée ordinaire, et doux, calme, suave comme nos beaux jours de novembre, voilà que tout à coup s’est élevé le vent du nord. Il est temps de quitter cette Sibérie et de descendre un peu vers le sud. N’était la guerre, ce serait la saison de me promener dans l’Alabama et dans la Floride, à Saint-Augustin, cette Nice des États-Unis, dont la rébellion a dépossédé les poitrinaires du nord.

Me voilà d’ailleurs naturalisé à Boston. Du club où j’ai été présenté, je regarde tous les matins les gais reflets du soleil sur la blanche façade du State-house et la verte prairie du parc en lisant mon journal comme un habitué. Le soir, je vais dans le monde, surtout dans le monde littéraire et politique. J’y rencontre la meilleure société de Boston, société distinguée, sinon élégante, qui va parfois au bal en redingote et en robe montante, mais qui a tout le fond, si elle n’a toujours l’extérieur de la bonne compagnie. Une des maisons où je suis le mieux accueilli et où je vais avec, le plus de plaisir est celle du docteur Howe, ancien philhellène, ami et compagnon d’armes de lord Byron, et qui semble un homme de caractère énergique et chevaleresque. Mme Howe, qui est une des muses de Boston, et qui, pour emprunter les paroles d’un juge compétent, « a presque du génie, » est en outre une personne d’un esprit aimable et pénétrant. Elle m’a mené une fois à son club, où j’ai assisté à une scène fort curieuse, car les femmes ont ici leurs clubs tout comme les hommes. Rassurez-vous cependant : ce n’était pas une assemblée de blooméristes ou de vésuviennes, c’était simplement une société littéraire de femmes du monde, qui se réunit toutes les semaines chez une des dames sociétaires, et, d’où les hommes sont en principe rigoureusement exclus. Chaque dame a pourtant le droit d’amener avec elle un cavalier, un seul, et elle doit le choisir parmi les plus dignes d’être introduits dans la docte corporation : c’était pour moi un grand honneur que d’y être admis d’emblée. La séance avait un parfum tout académique. On s’assit en cercle autour des virtuoses : celle-ci, couchée mollement