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plus considérables de l’histoire contemporaine. Ce fait est l’acquisition, par la Russie, d’une vaste contrée qui est pour elle, non point un simple accroissement de territoire, mais un nouvel élément de force et de grandeur, une position stratégique de premier ordre. Cette conquête embrasse en effet des pays où s’élevaient jadis de florissans royaumes, l’Arménie et la Géorgie, et au nord l’isthme du Caucase, qui commande à deux mers, débouchés des plus grandes artères fluviales de la Russie, la Mer-Noire et la Caspienne, et par ces deux bassins se relie d’un côté à la Méditerranée et à l’Europe, de l’autre à la Perse, l’Inde et tout le continent asiatique ; boulevard formidable par les hautes montagnes dont il est entouré, et qu’un écrivain russe dans un sentiment d’orgueil national a nommé le Gibraltar de la Russie dans l’Orient.

La guerre du Caucase a été longue et sanglante, elle a coûté une somme énorme d’efforts, d’hommes et d’argent, dépensée avec une prodigalité persistante qui était déjà un indice de l’importance du but poursuivi ; mais d’autres préoccupations, en se succédant sans discontinuité, entraînaient ailleurs l’attention de l’Europe, indifférente à des événemens considérés comme sans connexion avec le mouvement des affaires générales, sans influence possible sur ses destinées futures. De toutes les puissances occidentales, aucune, si ce n’est l’Angleterre, ne fut conduite à soupçonner que l’intérêt commun était en jeu ou en danger. Et cependant, il y a trente ans, un autre écrivain, placé par sa nationalité dans un camp tout opposé à celui de l’auteur russe que nous venons de citer, sir John Mac Neil, ancien ambassadeur de l’Angleterre en Perse, à qui est dû un ouvrage justement estimé sur les progrès de la Russie en Orient, en apprenant d’un témoin oculaire cette marche ascendante dans le Caucase, manifestait déjà ses appréhensions, et par une sorte d’intuition de l’avenir, « ceci, disait-il, dérange l’équilibre des pouvoirs politiques dans le monde (this alters the balance of power throughout the world). » L’Angleterre, si jalouse de ses possessions asiatiques, n’eut l’intelligence de cette situation que tardivement, par le traité d’Andrinople (1829), qui cédait à la Russie la côte orientale de la Mer-Noire, et qui éveilla ses susceptibilités. En France, le Caucase était encore un pays tout à fait ignoré, au moins politiquement parlant, au moment où il eût été le plus nécessaire de le connaître, à l’époque de notre expédition de Crimée. On voit par la correspondance du chef de cette expédition, le maréchal de Saint-Arnaud, que, lorsqu’en 1854 il séjournait à Varna, il hésita un instant entre l’attaque de Sébastopol et une descente sur la côte de Circassie, et qu’il avait fait étudier sérieusement le second de ces deux projets. Avec de simples notions sur la topographie de ce pays