Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 60.djvu/954

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Chez nos voisins d’outre-Manche, qui partagent avec la Russie l’empire de l’Asie, l’occupation du Caucase par cette dernière puissance offre un intérêt immédiat qui ne saurait exister en France ni nulle part ailleurs. Pour la masse de la nation britannique et pour le commun des esprits, cet intérêt se traduit en une crainte vague, mais facile à s’exalter, des dangers que suscite ou que suppose chaque pas que fait la Russie vers les frontières de l’Inde anglaise. Pour le petit nombre, hommes d’état ou publicistes, familiarisés avec les questions de la politique extérieure, ce sentiment, sans être moins vif, est raisonné sans doute et éclairé par l’étude et la méditation ; mais jusqu’ici il ne s’est point étendu au-delà de l’horizon assez limité d’un certain nombre de faits d’un caractère exclusivement national. On peut s’en convaincre en relisant aujourd’hui les documens diplomatiques publiés par le gouvernement anglais et le compte-rendu des débats qui eurent lieu dans la chambre des communes en 1863 au sujet des entraves mises par la Russie aux relations de la marine marchande des neutres avec les Tcherkesses, et en 1864 à propos de leur émigration en Turquie. On y voit que cette guerre du Caucase n’est envisagée au-delà du détroit que sous un point de vue commercial, borné au littoral oriental de la Mer-Noire, et que la portée politique et la valeur historique de la question sont à peine comprises ou du moins indiquées. Les argumens émis en 1837, lors de la fameuse affaire du Vixen, ont été reproduits en cette dernière occasion, presque dans les mêmes termes, en sorte que l’on est autorisé à dire que, depuis trente ans bientôt, cette discussion n’a pas fait un pas dans le pays qu’elle touche de plus près. Pour être approfondie et concluante, elle doit s’appuyer sur d’autres élémens qu’il n’est pas permis de négliger, ceux que fournissent les témoins oculaires et actifs des événemens contemporains et les renseignemens rétrospectifs de l’histoire. Il faut une connaissance suffisante du développement interne par lequel est passée la Russie, au moins depuis l’époque où elle s’affranchit du joug mongol, au XVe siècle, des exigences que lui crée sa situation géographique comme puissance à la fois européenne et asiatique, et du mouvement d’expansion qui l’emporte jusqu’aux limites extrêmes où elle aspire à trouver son assiette naturelle, et définitive. Ce n’est que par une vue nette de cet ensemble de faits que l’on peut se former une idée des causes qui ont déterminé la conquête du Caucase et de la valeur que cette possession représente pour la Russie.

Les annalistes russes ont enregistré les relations tantôt hostiles, tantôt pacifiques, des grands-ducs et des tsars de Moscou avec les populations de la partie septentrionale de l’isthme caucasien. Jean III