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Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 60.djvu/963

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Une des conséquences de cette révolution fut l’émigration de quelques familles nobles, qui quittèrent leurs foyers pour aller chercher un refuge chez leurs voisins ou se mettre sous la protection des Russes. Cependant le plus grand nombre demeura dans le pays avec l’espoir illusoire d’une restauration prochaine ; mais cette révolution était définitive, et depuis lors il n’y a eu d’autres privilèges reconnus que ceux que chacun peut acquérir par l’intelligence, par la parole dans les assemblées populaires, par la bravoure sur le champ de bataille.

Par malheur pour eux, les Tcherkesses, après avoir renversé leur ancienne constitution, ne surent pas s’en créer Une nouvelle, appropriée à cet esprit radical qui les avait envahis ; chacun fut libre d’agir à sa guise, sans reconnaître aucune autorité au-dessus de lui ; chez eux, comme dans l’ancienne monarchie polonaise, une seule voix, le liberum veto, formait un contre-poids légal au vote de la communauté et suffisait pour l’annuler. Les décisions des assemblées nationales restaient ainsi sans exécution. La société, désarmée contre un de ses membres coupable et réfractaire, ne pouvait que le priver du privilège de la garantie solidaire en le mettant hors la loi qui fixait le prix du sang ; mais, comme les liens de famille étaient très multipliés et ces familles très nombreuses, l’obligation imposée à tous les parens par la coutume de prendre fait et cause pour un parent offensé dispensait le proscrit de s’inquiéter de la sentence prononcée contre lui, et constituait la meilleure garantie de sa sûreté personnelle. Dans une telle absence d’organisation sociale, tout lien politique était détruit, car l’existence même de chaque tribu, reposant uniquement sur la reconnaissance de l’identité du sang, se trouvait limitée au cercle étroit de la famille. L’unité généalogique avait remplacé l’unité collective et nationale.

Au milieu de cette déchéance de la noblesse, l’étiquette, très sévère chez les Tcherkesses, avait sauvé quelques formes de respect et de déférence, mais qui n’impliquaient aucun pouvoir réel ; nous devons ajouter que la situation des nobles n’était pas la même dans les différentes tribus. Dans quelques-unes, ils jouissaient de la considération due à l’illustration du nom et d’une sorte de prépondérance morale ; dans d’autres au contraire, comme chez les Bjedoukhs, ils avaient été chassés des aoûls, retranchés du corps de la nation et réduits à la condition de paysans. Un seul privilège, bien funeste, il est vrai, avait échappé tout entier au naufrage, le privilège de la glèbe. Le tiers de la population vivait dans l’esclavage ; chaque homme libre pouvait à volonté avoir des serfs, mais le noble était tenu forcément d’en posséder, car le travail personnel était regardé comme un déshonneur pour lui, comme une tache qui retombait