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plus d’intégrité et de courage que de tête, Diego de Meneses, fut une des premières et des plus nobles victimes dans l’obscure tragédie qui commençait. Le lieutenant de Philippe II le fit pendre aussitôt, punissant en lui la fidélité et l’indépendance, voulant faire un exemple pour tous les rebelles qui seraient tentés de résister.

Jusque-là cependant tout s’était passé sans lutte sérieuse. Il n’y avait eu que ce combat de Cascaes, suivi d’une exécution froidement impitoyable, et ce passage du fleuve qui était assurément une prodigieuse témérité. Il y avait un mois à peine que l’invasion avait commencé, et déjà l’armée espagnole se trouvait campée dans de fortes positions entre la mer et Lisbonne. Le duc d’Albe ne se serait pas lancé aussi impétueusement sur sa conquête, s’il avait eu en face de lui un autre ennemi ; mais il avait bien vite reconnu qu’on pouvait être audacieux impunément. C’était le malheur du Portugal d’être mal servi, mal commandé, mal préparé, de se sentir plus qu’à demi vaincu avant le combat.

La défense était à peine sérieuse. Ce n’est pas que dans ces quelques jours de royauté dom Antonio et ses partisans ne se fussent étrangement agités, et qu’il n’y eût une apparence d’enthousiasme populaire. Dom Antonio était partout, remuait tout et s’efforçait de tout animer autour de lui. Il se berçait de cette popularité trompeuse que donne un moment d’émotion publique et dont il croyait pouvoir se servir pour organiser une défense efficace ; mais ce n’était qu’une activité fiévreuse, confuse et stérile. Roi ou prétendant, dom Antonio portait la fatalité de toute une situation et d’un caractère peu fait pour se mesurer avec une crise où se jouait l’indépendance d’un pays. Le temps, les élémens, l’habileté, l’autorité, tout manquait. Il avait besoin de se fortifier, de s’assurer des positions, de combiner un plan d’action, et il n’avait ni ingénieurs, ni conseillers un peu instruits des choses de la guerre, ni chefs ayant l’habitude des armes. Son meilleur officier était un aventurier italien, Sforza Orsini, qui n’avait d’autre mobile que de pousser sa fortune là où l’on se battait et qu’on ne croyait même pas très sûr. Pour avoir de l’argent, le prieur de Crato était réduit à altérer les monnaies, à extorquer violemment des contributions, à mettre la main sur tout ce qu’il trouvait. Pour avoir une armée, il était obligé de recruter à la hâte des paysans novices qui savaient à peine porter une arme, et il en vint à donner la liberté aux esclaves noirs, qui étaient nombreux à Lisbonne. La noblesse fuyait, la classe moyenne s’inquiétait, la plèbe seule restait, violente et tumultueuse.

Lisbonne ressemblait à une ville en révolution plutôt qu’à une ville en défense. Des femmes du peuple s’enrégimentaient et parcouraient les rues avec des drapeaux. Des moines sortis de leurs couvens se mêlaient à la populace et excitaient toutes les passions