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la présence d’une Taglioni pouvait motiver, perd toute espèce d’intérêt dans les circonstances actuelles. On se demande, dès la première scène, pourquoi l’auteur, au lieu de prendre son parti, s’entête ainsi à faire chanter des airs de danse à ses chanteurs et danser des cavatines aux danseuses. Mlle Salvioni n’a rien d’une Zoloë ; tant de vigueur physique, de joyeuse santé à fleur de peau, se prêtent mal à rendre les vapeurs et les pâmoisons d’une pauvre courtisane en proie à l’ivresse de son dieu. Les qualités mêmes du talent de Mlle Salvioni, au lieu de l’aider dans ce rôle, semblent plutôt lui faire obstacle. Elle déploie une énergie d’amazone, des attitudes de Fornarine, alors qu’il faudrait tout simplement être légère, diaphane, s’enlever. La force musculaire de son jarret, ses pointes si remarquables de sûreté, de précision, l’attachent davantage au sol, qu’à peine elle devrait raser. Taglioni jouant ce rôle n’était qu’élancement, fluidité, nuage. Elle dansait des pieds, des bras, de tout son être. Ce fut, avec la Sylphide, sa création par excellence, car les deux rôles se jouaient à vol d’oiseau pour ainsi dire, et Taglioni ne savait que danser, planer, fendre l’espace, et disparaître. La danse lui tenait lieu de tout, c’était sa beauté, son langage, son style, et comme chez elle la nature primait l’art, pour qu’elle sortit des conditions ordinaires de son talent et figurât autrement que dans ces pas qui étaient son triomphe, il fallait que l’action dramatique reproduisit exclusivement sa personnalité dansante. Admirable dans Zoloë, dans la sylphide, vous ne retrouviez en elle qu’une comédienne insuffisante dès qu’il s’agissait, comme dans la Révolte au sérail par exemple, de créer ce que j’appellerais le rôle de tout le monde. Composer un personnage, poser le geste, phraser une scène, ce ne fut jamais le propre de Taglioni, mais bien plutôt de Fanny Elssler, la vraie mime de cette grande période. Insister sur la pantomine de Taglioni, autant vaudrait célébrer le canto spianato d’une Catalani. Singulière confusion qu’un brin de temps amène dans l’appréciation de ces charmantes gloires du théâtre ! A vingt ans de distance, on ne se souvient plus de rien ; ceux-là mêmes dont la jeunesse fut contemporaine des triomphes de ces reines d’un moment, dès qu’ils les ont perdues de vue, en parlent comme on parlerait d’une fille des pharaons. — A quelques milles de Salzbourg, au centre d’une des villes d’eau les plus courues du Tyrol édénique, est une maison de plaisance moitié villa, moitié palazzo, dont le charme aussitôt vous impressionne. — A qui cette habitation ? « A Mlle Fanny Elssler, » nous répondit une svelte et fringante créature qui passait là, sa cruche sur la tête, un bouquet de cerises à son corsage. Vous entrez, c’est le conte de la Belle au bois dormant : même, grâce qu’autrefois, même séduction dans le regard, dans le sourire. Elle a su tout conserver, jusqu’à ses amis, et vous parle au présent de cette bienheureuse époque du Diable boiteux, sans avoir l’air de se douter que les capitaines d’état-major de ce temps-là sont devenus des généraux, et les secrétaires d’ambassade, — des ministres à portefeuille !