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voudrions montrer par quelques citations la voie où il semble surtout appelé à réussir. Donaniel, il est bon qu’on le sache, est le fils de don Juan et d’une bohémienne ; il quitte l’Espagne pour la France, où il mène une vie digne de son père, passant du palais à la taverne, de la reine à la courtisane, pour venir s’agenouiller, dans un cimetière, sur la tombe d’une jeune fille tendre et pieuse, la seule qui lui ait inspiré un véritable amour. Voici une page où l’auteur salue l’arrivée de son héros en France, et qui appartient à cet ordre d’inspirations satiriques où il peut rencontrer un jour l’originalité :

Jeune homme, tu nous viens dans un temps misérable.
Nous n’avons rien gardé des antiques vertus…..
As-tu, jeune insensé, quelque idéal dans l’âme ?
Portes-tu dans ton cœur quelque amour, quelque foi ?
Tourne bride, et va-t’en ! Notre contact infâme
T’aurait bientôt souillé. Tourne bride, crois-moi !
Le saint enthousiasme est mort sous les risées.
A nous rendre meilleurs nul n’a pu réussir,
Et nous n’espérons plus les célestes rosées,
Et nous n’attendons plus le Messie à venir !

Comment se finit le voyage ? On l’a vu, dans un cimetière, et la douloureuse apostrophe à la nature qui échappe alors au fils de don Juan marque encore chez M. Grandet un de ces momens où une heureuse influence poétique s’exerce en lui et l’enlève à de puériles réminiscences.

O nature, on le sait, toi seule es immortelle,
Et tu n’es qu’une tombe et qu’un vaste berceau ;
Mais pourquoi, réponds-nous, ô nature cruelle,
A quelques-uns de nous fis-tu la part moins belle
Qu’à la fauvette blanche et qu’au brun passereau ?
Pourquoi nous donnas-tu la pensée et l’étude
Pour irriter nos cœurs sans les rassasier ?
Pourquoi nous remplis-tu de telle inquiétude
Qu’en regardant des deux la morne solitude,
Faibles, nous ne savons que gémir et prier ?
Puisque quelques instans nous ne couvrons la terre
Que pour rentrer bientôt dans les gouffres profonds,
Pourquoi ces maux qu’on craint, ces bonheurs qu’on espère ?
Pour créer l’homme heureux, sainte nature, ô mère,
Il fallait enlever la pensée à nos fronts !

Nous en avons dit assez pour montrer qu’il y a dans ce volume, comme dans beaucoup d’autres essais poétiques de ce temps, les souvenirs d’un passé qui déjà s’éloigne et la recherche d’un avenir qui n’est que confusément entrevu. Quand à ces signes caractéristiques s’unit une sorte de verdeur, de confiance juvénile, on ferme le volume avec un sentiment d’espoir, sinon de satisfaction complète. C’est ce qui nous a engagés à signaler le Donaniel de M. Grandet comme un de ces essais où, parmi de nombreuses imperfections, on n’en remarque pas moins un entrain, une facilité de bon augure.


V. DE MARS.