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faudra que je me résigne à encourager l’industrie des fabricans indigènes en leur payant double des objets de demi-valeur. Je ne connais pas de pays où la vie matérielle soit à meilleur marché, mais je n’en connais pas non plus où les accessoires de la vie soient plus coûteux. Dans les meilleurs hôtels des grandes villes, on est encore logé, nourri, défrayé de tout pour 4 dollars par jour en papier-monnaie. En revanche, le prix moyen d’un pardessus à la mode est de 125 dollars. Toutes les choses de demi-luxe sont à un tel prix que je me demande comment vivent ces lions de New-York qui n’ont parfois que d’assez maigres revenus. Dans les quartiers populaires que dédaigne le monde élégant, une tranche de maison de vingt-cinq pieds sur cent, de quoi loger une seule famille, se loue 5,000 ou 6,000 dollars. La cherté n’a pas encore atteint les subsistances, quoique les gens du pays se plaignent que les dépenses indispensables aient triplé depuis trois ans. On voit cependant les mêmes équipages rouler tous les jours à Central-Park, la même foule mangeante et buvante se presser toutes les nuits chez Delmonico ou à la Maison-Dorée. Les Américains disent que le superflu est devenu pour eux le nécessaire.


New-York, 19 décembre.

Me voilà de retour à New-York, la grand’ville ; voici le son perpétuel du tocsin annonçant ses perpétuels incendies ; voici la pluie qui nettoie les rues et commence par les inonder d’une bouillie neigeuse sans écoulement. J’éprouve, en rentrant dans la Babylone américaine, ce sentiment de dégoût familier que m’inspire, après une nuit de voyage, le Paris sordide et boueux du matin. On s’accoutume si vite aux lieux et aux choses, qu’il me semble rentrer chez moi.

Je vous parlais hier des shakers, et je regrettais de n’avoir pu assister à leurs prières. J’ai fait aujourd’hui une rencontre qui vaut tous les meetings et toutes les danses du monde, parce qu’elle me donne une idée plus juste de cette singulière société. J’étais dans le train de Pittsfield à Chatham, lorsque je vis un vieux paysan étrangement vêtu auquel je ne lis d’abord aucune attention. Je le retrouvai à Chatham dans la salle étroite de la station, où il se chauffait devant le poêle. Je m’aperçus alors qu’il portait le costume des shaking-quakers, redingote grise, col blanc, culotte et guêtres brunes. Joignez-y un grand chapeau gris à larges bords tout plats, un vrai chapeau de quaker, et vous avez tout l’homme.

Je l’examinais, tout en lisant un roman de Hawthorne, quand ce singulier personnage m’adressa la parole en français, « Comment, lui dis-je, avez-vous reconnu que j’étais Français ? — J’ai vu tout de suite à votre mise que vous n’étiez ni Américain ni Anglais. »