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un des chapitres de son beau livre de l’École, M. Jules Simon en a fait le compte, et il a montré combien l’ignorance était générale : un ouvrier, un paysan, un soldat même qui sût lire était une rare exception. L’état représenté par Charlemagne avait ouvert des écoles ; elles tombèrent sous la féodalité, et pendant mille ans l’église a fait bien peu d’efforts pour les rouvrir. Voilà donc une expérience dix fois séculaire. Est-elle assez longue pour être concluante ? Non, dit-on ; cette expérience faite sous l’ancien régime ne prouve rien, car alors nul ne pensait qu’il fût nécessaire d’instruire ces animaux grattant la terre dont parle La Bruyère. On ne peut reprocher à l’église de n’avoir pas donné d’enseignement à ceux qu’on croyait voués à une inévitable et salutaire ignorance. Soit, admettons cette excuse ; transportons-nous donc à l’époque actuelle et dans un pays où l’église a toujours été maîtresse absolue et où une enquête récente a pu faire apprécier à leur juste valeur les résultats obtenus.

Dans le royaume de Naples, les anciens gouvernemens avaient livré l’instruction de tous les degrés à la direction souveraine du clergé. Les membres de la commission supérieure de l’enseignement étaient des dignitaires de l’église ou des personnes affiliées à quelque congrégation religieuse. L’instruction secondaire était aux mains des jésuites, et c’étaient les ordres monastiques qui fournissaient presque tous les maîtres aux écoles primaires. Si maintenant nous recherchons dans un excellent rapport du ministre du royaume d’Italie, M. Natoli, quels fruits avaient donnés les travaux et les efforts des corporations religieuses, voici ce que nous trouvons. Dans les Deux-Siciles, la moyenne des personnes sachant lire et écrire ne s’élevait pas à 1 sur 10 ! Dans la Basilicate, sur 1,000 habitans, 912 étaient complètement illettrés. Dans les autres provinces, les Calabres, les Abruzzes, la Sicile, la proportion était de 900 sur 1,000. Chez les femmes, l’ignorance était la règle générale : à peine 2 sur 100 savaient lire et écrire, et encore comment le savaient-elles ? Ce chiffre est effrayant quand on songe que les femmes de la bourgeoisie sont comprises dans le calcul, et on peut en conclure que dans les campagnes on ne rencontrait pas une femme du peuple ayant reçu les premières notions de l’instruction élémentaire. Quand on a sondé ainsi jusqu’au fond l’étendue de cette opaque ignorance, on ne s’étonne plus que ces provinces si favorisées de la nature, douées d’un sol fertile et du plus beau climat, habitées par une race intelligente, soient pauvres, et que la seule industrie prospère y ait été celle du brigandage. L’homme sans instruction est un puissant agent de désordre et un détestable instrument de production. Imprévoyant, incapable de se procurer de l’aisance par un