Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 61.djvu/325

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Un roi a cette attitude quand, assis au milieu de son armée, il ordonne quelque grande justice, une destruction de ville. Frédéric Barberousse devait être ainsi quand il fit passer la charrue sur Milan. Près de la porte, une admirable Vierge inachevée tient son fils sur sa cuisse ; son long corps drapé est d’une noblesse étonnante ; elle se penche, et son flanc creusé fait une courbure étrange que suivent les plis de la robe ; le visage svelte exprime une bonté triste. Comme ses sœurs couchées, elle est d’une race plus souffrante et plus haute que la race humaine ; ce sont tous des êtres disproportionnés aux choses, tempétueux et froissés pour tout le courant de leur vie, et qui de loin en loin rencontrent un mouvement de rêverie sublime ou calme.

Entre sa tranquille Pietâ de Saint-Pierre à Rome et cette Vierge si grandiose, d’une âme si mélancolique et si fine, quelle distance ! Joignez-y le Moïse et les voûtes de la Sixtine : comme l’homme a grandi et souffert ! comme il a formé et dégagé sa conception originale de la vie ! Voilà l’art moderne tout personnel et manifestant un individu qui est l’artiste, par opposition à l’art antique tout impersonnel et manifestant une chose générale qui est la cité. La même différence se rencontre entre Homère et Dante, entre Sophocle et Shakspeare ; de plus en plus l’art devient une confidence, celle d’une âme individuelle, qui s’exprime et se rend visible tout entière à l’assemblée dispersée, indéfinie des autres âmes. Ainsi fit Beethoven, le plus moderne et le plus grand des grands musiciens modernes. — La conséquence est que pour un artiste la première condition est d’être une personne ; sinon, il n’a rien à dire. Un Italien me disait à Sienne : « Autrefois ils peignaient avec les passions qu’ils avaient ; aujourd’hui ils peignent avec les passions qu’ils croient avoir. C’est pourquoi, après avoir fait des hommes, ils font des fantômes d’hommes. »


15 avril, le palais Pitti.

Je doute qu’il y ait un palais plus monumental en Europe ; je n’en ai pas vu qui laisse une impression si grandiose et si simple.

Il est sur une éminence, ce qui lui laisse toute sa taille, et il se profile dans l’air bleu par trois étages distincts, qui vont se superposant, comme trois blocs réguliers assis l’un sur l’autre, les plus étroits sur les plus larges. Aux deux flancs, deux terrasses s’avancent en travers, ajoutant leurs masses à cette masse ; mais ce qui véritablement est unique et porte à l’extrême le grandiose sévère de l’édifice, c’est l’énormité des matériaux dont il est construit. Ce ne sont point des pierres, ce sont des quartiers de roche et presque des pans de montagnes. Quelques blocs surtout, dans le