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majesté présidentielle. Au bout de la salle, le dos à la fenêtre, à côté d’un immense bureau chargé de papiers et formant comme la cloison d’un confessionnal, le père Abraham, assis sur une chaise basse, écrivait sur ses genoux, avec ses longues jambes repliées ; devant lui, une solliciteuse dans tous ses atours se tenait debout respectueusement et se penchait pour murmurer à son oreille des choses dont il prenait note sur son calepin. Tour à tour familière et humble, elle déployait ses plus beaux sourires et lançait ses plus pénétrantes œillades ; mais le juge, grave et affairé, la pressait d’aller au fait, la questionnait avec une raideur brève, et griffonnait diligemment ses notes, lui disant par son maintien qu’elle perdait son temps et qu’il n’était ni assez sot ni assez bonhomme pour prendre garde à ses séductions. Plus loin, cinq ou six personnes, soldats, femmes du peuple, étaient silencieusement assis le long de la muraille en attendant leur tour. La robe de velours fut bientôt dépêchée, et le président se leva pour nous recevoir ; alors son immense taille se révéla. Je levai la tête, et je vis un visage osseux, des cheveux abondans et mal peignés, un nez camard, une bouche large et serrée, des traits sillonnés et anguleux, un regard étrange, pénétrant, sardonique, mais un front triste, préoccupé, comme ployé sous le faix d’un grand souci. Sa tournure est gauche, singulière, à la fois raide et dégingandée ; il ne sait pas porter sa grande taille. Nous ouvrîmes les lèvres après le shake-hands d’usage, moi pour lui faire un compliment, — M. Sumner pour lui expliquer qui j’étais, lui-même enfin pour répondre à ma politesse et faire semblant de connaître déjà mon nom. Sa voix n’est pas harmonieuse, son langage n’est pas fleuri : il a un peu les façons de parler de l’homme du peuple et de l’homme de l’ouest, et l’argot semble à chaque instant au bout de sa langue.

Du reste il est simple, sérieux, sensé : il a fait sur M. Everett et sur l’étrange espoir qu’avait le parti démocratique, il y a quatre ans, d’imposer sa politique aux républicains victorieux, quelques remarques prosaïquement exprimées peut-être, mais finement et spirituellement pensées. Pas un éclat de rire vulgaire, pas une plaisanterie de mauvais ton, pas un de ces jokes pour lesquels il est célèbre ; puis un nouveau shake-hands, et nous le laissions à ses affaires. J’emportais de lui, après cette entrevue de dix minutes, l’idée d’un homme peu brillant sans doute, peu aristocratique, peu princier, mais digne, honnête, capable et laborieux. Je pense que les Européens qui ont parlé de lui se sont amusés de parti-pris à exagérer ses ridicules, — ou bien ils sont allés à la Maison-Blanche avec l’idée qu’ils y verraient un beau personnage décoré, en cravate blanche, aux façons à la fois courtoises et supérieures, une