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Il est très important, je crois, de maintenir à l’histoire de la philosophie son caractère historique. Ce qui l’a rendue impopulaire en grande partie, c’est qu’on a cru qu’elle voulait se substituer à la philosophie elle-même, qu’elle était un moyen de contrarier et d’éteindre la liberté et le progrès de l’esprit humain. Il faut protester contre ce point de vue et nous dégager de ce soupçon. La philosophie ne doit pas être absorbée par l’histoire. Elle ne doit point se borner à des conclusions rapides et générales sur les principaux systèmes. Elle est une science de recherches nouvelles (autant qu’il est possible) et non pas un dogme fondé sur la tradition. En distinguant comme il convient la philosophie et l’histoire, on rend à chacune d’elles son indépendance et sa fécondité. L’histoire, plus libre, moins préoccupée d’arriver à une conclusion dogmatique, sera moins tentée d’altérer le caractère des doctrines, et la philosophie, moins subordonnée à l’histoire, sera plus portée à des recherches nouvelles et approfondies.

On en veut à l’histoire de la philosophie de ce que la philosophie dogmatique est depuis longtemps assez stérile. On confond peut-être ici la cause avec l’effet. L’épuisement des grandes conceptions peut avoir jeté les esprits dans l’histoire ; mais ce n’est pas la passion de l’histoire qui appauvrit la puissance de l’invention. Quoi qu’il en soit, je maintiens qu’il y a place pour les deux, et pour la philosophie et pour l’histoire de la philosophie. L’esprit humain ne doit pas sans doute renoncer à faire des progrès dans la philosophie spéculative ; il ne doit pas renoncer non plus à connaître l’histoire de son passé. Après tout, c’est un grand mal sans doute si dans un temps donné il n’y a pas de grand philosophe ; mais ce n’est pas une raison pour qu’il n’y ait point d’historien de la philosophie, de même que, s’il n’y a pas de grand peintre, ce n’est pas une raison pour ne pas faire l’histoire de la peinture. Il faut donc ne renoncer à rien de ce qui est utile, et faire de son mieux pour son propre compte sans jeter des pierres dans le jardin d’autrui.

Que me font, dites-vous, les opinions des philosophes ? Ce que je veux, c’est de savoir ce que je dois moi-même penser. N’est-ce pas comme si l’on disait : Que m’importe la manière dont Rome a été gouvernée ? Je veux savoir comment nous devons nous gouverner aujourd’hui ; ou bien encore : Que m’importent les lois des Romains ou celles du moyen âge ? Ce que je veux connaître, ce sont les lois qui nous régissent aujourd’hui. Et enfin que m’importe l’histoire ? que m’importe le passé ? Je ne m’intéresse qu’au présent ou à l’avenir. On le voit, le fond de toutes ces objections consiste à écarter le passé comme indigne d’être l’objet de la science, ou du moins comme un objet inutile ou spéculatif, bon pour les érudits,