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par d’autres points de vue que l’hégélianisme a trop sacrifiés. Par exemple, il n’est personne aujourd’hui qui ne reconnaisse que Hegel a trop sacrifié l’expérience, qu’il a trop exagéré la puissance de la méthode a priori. On essaie maintenant de le réconcilier avec l’empirisme ; mais cela même, c’est le détruire. On peut donc affirmer qu’à l’heure qu’il est le système hégélien ne subsiste déjà plus à titre de système, et qu’il n’en reste que des débris épars et un certain esprit. Je dis bien plus : l’hypothèse que le système de Hegel serait absolument vrai est en contradiction avec les principes même de son système. S’il est vrai en effet que l’univers ne soit que le développement, l’évolution de l’idée, si l’idée, en sortant d’elle-même, devient la nature, et en revenant à elle-même devient l’esprit, si la plus haute forme de l’esprit est la philosophie, et si la plus haute forme de la philosophie est la doctrine hégélienne, on ne voit pas du tout pourquoi l’idée s’arrêterait là, et pourquoi on lui interdirait tout développement ultérieur. Par la même raison qu’elle s’est développée dans le passé, elle doit se développer encore dans l’avenir. La philosophie de Hegel n’est qu’un moment de l’idée, tout aussi bien que la philosophie de Platon. Par conséquent, son système n’est qu’une forme transitoire qui doit périr comme toutes les autres. La conscience que l’idée prend d’elle-même par la philosophie peut s’éclaircir de plus en plus et lui révéler beaucoup de choses que Hegel n’a pas aperçues. Qui sait même si l’idée ne découvrira pas un jour qu’elle n’avait pas besoin de Hegel, ni même d’aucun esprit humain, pour prendre conscience d’elle-même, et que cette conscience lui est coéternelle, coessentielle, consubstantielle ? Ainsi le système de Hegel, pas plus qu’aucun autre système, ne peut enchaîner à jamais dans une forme déterminée le mouvement et l’essor de la pensée.

Je n’hésite point à le dire, tout système est une erreur, et l’éclectisme lui-même, en tant que système, est une erreur. Pour tout concilier, il faut tout savoir : pour enchaîner toutes les vérités, il faudrait être au centre de la vérité même. Le philosophe, qui mesure ses forces à son ambition et à son désir, voudrait tout embrasser, tout observer, tout dévorer d’un seul coup ; mais, comme dit le spirituel Emerson, « la bouchée est trop grosse. » Il faut se résigner à en laisser. Nous ne pouvons connaître que des parcelles de vérité, nous ne pouvons former que des synthèses partielles ; lors même que nous nous élevons jusqu’au premier principe, nous ne saisissons pas le lien qui l’unit à tout le reste. Sans doute ces synthèses partielles peuvent être de plus en plus larges, les intermédiaires entre l’absolu et le relatif peuvent être plus ou moins bien connus ; mais l’éclectisme absolu, comme la science absolue (et