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l’Appomatox, sa gauche fortifiée derrière le petit cours d’eau de Hatcher’s Run. Sheridan, dans la vallée de la Shenandoah, au nord-ouest de Richmond, obéit, vous le savez, aux ordres de Grant, qui vient, la semaine dernière, de se concerter avec lui à Washington. Enfin Sherman lui-même ne fait qu’exécuter les plans conçus par cette espèce de grand-connétable des armées fédérales. Cependant le général Grant travaille activement à étendre ses lignes vers la gauche, afin de mieux envelopper Johnston et Lee. C’est là que Richmond a sa dernière, son unique communication avec le sud, par le chemin de fer de Banville, dont les fédéraux s’approchent à pas comptés. C’est maintenant la seule artère qui alimente le gouvernement rebelle ; il en possédait deux l’année dernière, le Weldon rail-road, deux fois détruit, que le général de Trobriand a saccagé lui-même il y a six semaines jusqu’à une distance de 30 milles, celui de Danville enfin, que ses avant-postes menacent, et qu’il sera sans doute bientôt chargé de couper. Une fois ce dernier fil tranché, la capitale confédérée meurt de faim, tandis que, chacun de son côté, tous les morceaux du territoire s’en vont à la dérive. Tout à l’heure les fédéraux prenaient Fort-Fisher, la clé de Wilmington, le dernier port commerçant des confédérés : la seule voie qui leur reste ouverte est celle si dangereuse et si lointaine de Galveston, dans le Texas. Chaque nouveau mouvement des armées fédérales est comme un coup de hache qui tranche un nouveau tronçon de leur puissance. On prétend que ces tronçons mutilés se remueront encore comme ceux du serpent ; mais ils ont beau essayer de se rejoindre, leurs forces s’épuisent dans ces convulsions d’agonie, et quand la tête aura été écrasée à Richmond, le corps aveugle et énervé sera une proie facile au vainqueur.

Mais je suis loin de City-Point. Le village d’ailleurs est peu remarquable, composé de quelques baraques récentes, de quelques vieilles maisons de bois que les généraux habitent, de plusieurs cabarets sous la tente où par défense expresse on ne vend ni vin ni eau-de-vie, mais où nous déjeunons avec des huîtres bouillies. Au-delà sont des faubourgs immenses, à perte de vue, plantés de huttes couvertes pour la plupart de toile ou de branchages, et qui s’étendent mêlés de bouquets de bois et de forteresses jusqu’à l’autre aile de l’armée, à huit ou dix lieues d’ici. On me montre le quartier du général Grant, un petit groupe de maisonnettes rustiques sous un bouquet de pins sauvages. Je n’ai pas vu le grand homme lui-même : mon compagnon lui fit une visite, et comptait annoncer la mienne au général Meade, d’où par ricochet j’aurais passé au général Grant ; mais nous apprîmes que Meade était parti soudainement pour Philadelphie, où l’appelait la maladie de son fils.