ont franchi les piquets la nuit dernière, au risque de se faire fusiller au passage par les deux partis. Ventre affamé donne du courage, et mieux vaut courir le risque de la baïonnette ou de la potence que de se laisser geler vivant et à jeun par le froid terrible des nuits d’hiver. Les voilà bien heureux, car ils sont au moins certains d’avoir à manger tout leur soûl. Cependant ces drôles ne sont pas partis les mains vides. Voyez, ils ont chacun une couverture sur les épaules en guise de manteau, pour cacher leurs haillons. Où ont-ils-pris ces objets de luxe ? Le quartier-maître vient apparemment de les leur fournir aux frais du gouvernement fédéral, car on sait que le gouvernement confédéré ne donne à ses défenseurs qu’une couverture pour quatre hommes. Ils ont bu ce matin du café yankee, et ils l’ont trouvé meilleur que la décoction de seigle bouilli qu’y substitue l’ingénieuse pénurie de leurs maîtres. Les pauvres hères, avec leurs pantalons troués aux genoux, leurs vestes trouées aux coudes, et tout cela sans forme, sans couleur, teint d’une boue jaunâtre ! Est-ce là leur uniforme ? On dirait plutôt les haillons d’un balayeur des rues. C’est la couleur du butternut, cette noix dont ils se servent faute d’autres teintures, et dont le nom leur est reste en sobriquet. On les appelle encore du nom de leur monnaie, gray-backs, et le fait est qu’ils ont la mine déguenillée, la saleté indescriptible d’un billet de banque usé. Plusieurs sont des enfans, d’autres se courbent et grisonnent. Leurs longs cheveux pendans, leur mine idiote, leur démarche gauche et pesante, contrastent misérablement avec l’air robuste et martial des gardes qui les conduisent. Ce sont pourtant « les chevaleresques guerriers du sud ; » les autres-ne sont que de vils Yankees, des mercenaires. Parmi ces soldats-citoyens il en est bien peu, dit-on, qui sachent lire, tant est grande dans le bienheureux pays de l’esclavage l’ignorance, l’inertie des basses classes : c’est la seconde pierre angulaire de l’aristocratie du sud. Le paysan en Géorgie et en Caroline n’est qu’une chose, presque un bétail comme le nègre, qu’on fait voter comme une machine, et qu’on mène en troupeau à la boucherie en lui contant pour l’exciter mille folies qu’il prend pour articles de foi : que les Yankees veulent le réduire en esclavage, que désormais l’homme noir exploitera l’homme blanc comme sa chose, que les Yankees massacrent tous les enfans nouveau-nés, qu’ils violent les femmes pour les tuer ensuite ! Voilà jusqu’où va la crédulité du petit blanc du sud, autre esclave que cette révolution va émanciper et instruire ; voilà l’état social qu’engendre l’esclavage et qu’admirent sans doute les partisans du sud.
Nous arrivons enfin : une ambulance traînée par deux chevaux vigoureux et velus comme des ours nous cahote à travers bourbiers et troncs d’arbres jusqu’au quartier-général de la première