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sujet et du héros, — poème splendide et monstrueux qui irrite et inquiète l’esprit, dépaysant à chaque instant nos idées, nous faisant passer du moyen âge aux siècles antiques, des terreurs de la légende aux dogmes du naturalisme, des sommets magiques du Brocken à la théorie scientifique des tremblemens de terre, de la cuisine des sorcières à l’Éthique de Spinoza. Tantôt Goethe se sert du diable à la façon d’un vrai croyant du XVe siècle, puis, comme il le dit poétiquement lui-même, « satisfait d’avoir ainsi mangé son héritage d’enfant du nord, il va s’asseoir à la table des Grecs ; » mais bientôt, convive enchanté, ravi d’avoir participé à la faveur de ces dieux et de ces déesses, il se lève du banquet antique et va s’enfermer dans les laboratoires d’Iéna, étudiant avec la même passion le secret des affinités, poursuivant l’origine obscure de la vie, tour à tour dévot, sceptique, amant d’Hélène, adorateur de Spinoza, disciple de Linné, précurseur de Geoffroy Saint-Hilaire. C’est toute une vie qui passe là devant nos yeux, dans ces rapides tableaux, et quelle vie multiple ! celle de l’imagination et celle de la science, celle de l’art et celle de la réalité, mille fois mêlées et confondues. On emporte de la méditation prolongée du poème une impression d’éblouissement, d’irritation et de fatigue, dont on ne se délivre que le jour où l’on a renoncé une bonne fois à poursuivre l’idée insaisissable pour ne voir que les idées, où l’on s’est décidé à sacrifier l’unité esthétique du poème pour n’étudier que les types principaux et les scènes détachées, sans plus se soucier de l’ensemble que l’auteur ne l’a fait lui-même.

Il nous y autorise par les aveux qui lui échappent dans ses conversations avec Eckermann : « Vous venez me demander quelle idée j’ai cherché à incarner dans mon Faust. Comme si je le savais, comme si je pouvais le dire moi-même ! Depuis le ciel, à travers le monde, jusqu’à l’enfer, voilà une explication, s’il en faut une ; mais cela n’est pas l’idée, c’est la marche de l’action. On voit le diable perdre son pari, on voit un homme qui sort d’égaremens pénibles et se dirige peu à peu vers le mieux. On dit que le poème raconte l’histoire du salut de Faust. C’est là une remarque juste, utile, et qui peut jeter souvent de la clarté sur l’œuvre ; mais ce n’est pas une idée qui puisse servir d’appui et à l’ensemble et à chaque scène détachée. Cela aurait été vraiment joli, si j’avais voulu rattacher à une seule idée, comme à un maigre fil traversant tout le poème, les scènes si diverses, si riches de vie variée, que j’ai introduites dans Faust ! En général, ce n’était pas ma manière, comme poète, de chercher à incarner une abstraction. Je recevais dans mon âme des impressions de mille espèces, comme mon imagination vive me les offrait ; je n’avais plus, comme poète, qu’à donner à