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s’inquiéter des droits de la Chine, trouvant bon à garder ce qui avait été bon à prendre. C’est l’époque, si l’on s’en souvient, où l’escadre russe, abritée d’abord sous les forts de Petropavlovsk, avait été obligée de quitter ce port, emmenant avec elle la garnison et la population tout entière, pour se réfugier dans le delta de l’Amour, où elle fut immédiatement bloquée par les alliés. Saisissant l’occasion, le général comte Mouraviev, gouverneur de la Sibérie, s’étant avancé au-delà de la frontière, avait occupé les possessions chinoises jusqu’à l’embouchure du fleuve, et s’y était établi sans façon, comme si ces possessions avaient été toujours partie intégrante de la Russie, — le tout sous le prétexte d’aller ravitailler la flotte bloquée et affamée. Bien loin de désavouer son lieutenant, le tsar apprécia si bien au contraire l’importance d’une telle acquisition, qu’après la paix il résolut de l’agrandir encore d’autres territoires vers le sud et de l’île de Sakhaline (Saghalien), appartenant alors par moitié aux Japonais et aux Chinois. C’est ainsi que, sortant à peine d’une lutte qui avait menacé son ascendant en Europe et sa domination dans le Caucase, la Russie allait poser à l’autre extrémité du globe la base d’un nouveau système de conquêtes. Le prince Gortchakof pouvait dire à peu de frais dans ce temps-là que la Russie se recueillait ; on ne se doutait guère du genre de recueillement qu’elle pratiquait dans l’extrême Orient. L’amiral Putiatine et le comte Mouraviev furent mandés à Saint-Pétersbourg, on voulait s’éclairer de leurs avis et de leur expérience avant d’arrêter définitivement le plan de la politique à suivre en Chine, au Japon, et même peut-être du côté des États-Unis d’Amérique.

L’amiral Putiatine, qui depuis a eu des malheurs comme ministre de l’instruction publique à Pétersbourg et dont le nom est resté associé à une réaction violente contre les universités, l’amiral Putiatine passe aux yeux de tous ceux qui ont pu le connaître pour un marin distingué et encore plus pour un habile diplomate. Les diverses missions qu’il a remplies postérieurement au Japon et en Chine ont grandi sa renommée en Russie ; mais c’est peut-être lors de sa première expédition dans ces contrées de l’extrême Orient qu’il donna les marques les plus signalées d’énergie et de sagacité. L’amiral Putiatine avait éprouvé la disgrâce la plus cruelle pour un marin : dès le début de la guerre de 1854, il avait perdu son navire à Simoda et s’était vu séparé de sa flotte, qui se repliait vers Petropavlovsk, tandis qu’il restait lui-même retenu chez les Japonais, avec lesquels il venait de conclure un traité d’amitié. Victime d’un malencontreux hasard, il avait profité du moins de ce séjour forcé pour étudier le pays et se ménager les moyens d’assurer à la Russie une influence considérable, si ce n’est prépondérante.