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Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 61.djvu/701

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pour protester contre l’invasion dont il s’était fait spontanément l’exécuteur, et les préparatifs faits dans les provinces chinoises limitrophes de l’Amour ne laissaient plus de doute sur la nature des résolutions du frère du soleil. La guerre pouvait être considérée comme imminente, et l’escadre dont Putiatine proposait la formation devait être appelée à jouer un rôle aussi utile qu’opportun. Il est vrai que le cabinet de Saint-Pétersbourg n’entrevoyait cette éventualité qu’avec répugnance, qu’il aurait préféré ne pas attirer aussi ostensiblement l’attention sur la marche de sa politique dans l’extrême Orient. Avant tout, il était cependant bien décidé à ne pas se dessaisir de ses récentes acquisitions territoriales et à combattre les Chinois, s’il ne pouvait faire autrement. Ici comme sur bien d’autre points les événemens vinrent en aide à la politique russe, et lui permirent de suivre sa ligne inflexible en évitant cette publicité pour laquelle elle a toujours eu si peu de goût.

C’était en 1857. La France, l’Angleterre et les États-Unis venaient de se décider à employer les moyens coercitifs contre la Chine pour protéger leur commerce compromis. La Russie fit mine de s’associer à la grande démonstration des puissances maritimes. N’ayant pas ou feignant de ne point avoir d’intérêt direct dans cette question, elle expliquait sa conduite par la volonté bien arrêtée de marcher désormais d’accord avec les autres états dans la voie du progrès et de la civilisation. L’amiral Putiatine se vit encore une fois investi du commandement supérieur de l’escadre russe, dont la force et la composition avaient été indiquées par lui, et il reçut l’ordre de prendre de sa personne la route de la Sibérie, afin d’arriver sur les lieux encore à temps pour joindre sa protestation à celles de lord Elgin, du baron Gros et de M. Reed. L’Europe ne s’occupait que médiocrement des vues particulières dont la Russie pouvait poursuivre la réalisation à l’autre extrémité du globe. L’invasion des immenses contrées du Bas-Amour avait eu lieu pendant la grande bataille qui se livrait sous les murs de Sébastopol, et elle était passée à peu près inaperçue. C’est le malheur de l’Europe de professer, à l’égard de ces régions, une indifférence que l’éloignement explique sans doute, et qui conduit à n’avoir quelquefois que des données insuffisantes sur la géographie même du pays. C’est ainsi qu’au dire des officiers russes, qui assurent avoir tiré parti de la circonstance, les cartes marines à bord des vaisseaux anglais et français, pendant la guerre de 1855, auraient laissé beaucoup à désirer. Il serait arrivé que, trompé sur la configuration véritable de l’île de Sakhaline, les vaisseaux alliés auraient été occupés à guetter la flotte russe dans le passage méridional du détroit de La Pérouse sans soupçonner qu’au même instant elle échappait en passant au