Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 61.djvu/793

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui s’écrient : « Comme c’est attrapé ! » Et n’allez pas au moins, vous, homme de goût, vous permettre un léger murmure quand un trait cynique, lancé avec certitude par une main qui ne tremble pas, vient vous atteindre en pleine poitrine. Tous vos voisins ouvriront des yeux surpris et se demanderont de quelle province arrive ce novice qui réclame justement aux plus beaux endroits. Ces dispositions du public nous effraient, nous l’avouons, plus que tout le reste. Rien ne donne mieux la mesure des inclinations d’une société que les mœurs qu’elle supporte ou qu’elle recherche au théâtre, alors même que ces mœurs ne seraient pas réellement les siennes. A ce signe, il est permis d’affirmer que l’esprit et le caractère national subissent en ce moment chez nous une altération sensible. La cause en est sans doute plus haut qu’au théâtre ; mais c’est le théâtre qui démontre avec le plus de clarté et qui permet d’apprécier avec le plus de certitude l’effet produit.

Arrivée à ce point où l’éclipse momentanée du goût et de l’esprit est si évidente, une société doit faire son examen de conscience ; mais ceux qui sont en possession de la gouverner, de la diriger et de l’administrer ont peut-être aussi à s’interroger sérieusement sur l’usage qu’ils ont fait de leurs pouvoirs, surtout si ces pouvoirs, pendant une longue période d’années, ont été à peu près illimités. Nous avons accusé et nous accusons principalement le public ou une notable portion du public, parce que c’est en lui que réside la source de toute force réelle, parce qu’il est, dès qu’il le veut, souverain juge et souverain maître, parce que, surtout en matière de littérature et de goût, aucune domination ne s’établit et ne dure, s’il ne la soutient de sa complicité effective. Dans un pays tel que la France cependant, les lois et les formes sous lesquelles se manifeste l’autorité de l’état ont toujours pu beaucoup pour exciter l’opinion ou la paralyser. Elles peuvent aujourd’hui plus que jamais. Il nous semble donc difficile d’absoudre notre système légal des mauvais penchans du public et de mettre hors de cause, lorsque nous nous inquiétons des vices du théâtre, les principes d’après lesquels s’exerce l’action administrative. Si le public s’humilie, comme à plaisir, devant les mortifiantes peintures que lui apporte la littérature du jour, c’est qu’il a pris l’habitude de s’humilier dans les mille liens dont il est enlacé par les règlemens en vigueur, et c’est qu’à chaque effort que nous voudrions faire pour nous hausser le caractère et le jugement, nous rencontrons devant nous l’obstacle déprimant d’un décret préventif quelconque. Si la critique littéraire est sans force, c’est que la critique politique elle-même, à quelques exceptions près, a été contrainte de s’affadir et de s’énerver sous la pression administrative. Dès lors